Petites annonces, grandes espérances
De la fin des années 1970 à l'avènement du web, la petite annonce dans la presse homosexuelle et friendly a été un mode privilégié de rencontres «hors milieu», comme on disait alors. Des trésors d'archives qui se redécouvrent avec émotion.
Les rencontres homosexuelles, ça remonte à la nuit des temps. Leur histoire, longtemps cachée, se retrouve par bribes dans la littérature, parfois dans les écrits policiers et judiciaires, mais aussi dans ces textes plus modestes, où le désir se conjugue à la première personne: les petites annonces. Pour les générations WhatsApp, Snapchat et Grindr, ce médium peut paraître aussi rudimentaire et hasardeux que la bouteille à la mer. Quelques lignes imprimées où décrire la personne idéale tout en essayant de faire son propre portrait, puis l’attente du courrier que le journal ferait suivre.
Né au XIXe siècle sous forme d’offres matrimoniales, la petite annonce ne se décline en version homo, en France, que dans les années 1970. Les «JH cherche JH» et «JF cherche JF» se glissent dans les colonnes de la presse post-soixante-huitarde: Actuel puis Libération et son mythique supplément Sandwich. Le philosophe Roland Barthes s’y régale. «On a l’impression de lire vraiment une sorte de roman éclaté, en touches, en départ d’incidents, en départs d’aventures. Les Petites Annonces, c’est du roman, mais du roman en étoile», écrit-il en 1980.
Toi à qui j’ai offert une cigarette menthol, c’était au sauna mercredi 24 mai. Tu m’as parlé de tes études de comptabilité. Tu habites Clamart. Je t’ai laissé filer, 5 minutes après ma tête était pleine de toi. J’ai tant envie de te revoir
…lit-on dans le tout jeune Gai Pied, premier magazine gai à large diffusion. Sortant dans les kiosques en 1979, il se lance aussitôt dans les «P.A.». La rubrique ne cessera de prendre de l’ampleur. Il faut dire que c’est un bon filon quand les annonces sont payantes et, dans tous les cas, un puissant produit d’appel. En février 1982, Gai Pied sort ainsi un numéro spécial: «1000 petites annonces», lit-on en énormes lettres sur la couverture. On se l’arrache, même si tout le monde n’est pas persuadé de l’authenticité de certains des messages, à commencer par le fondateur du magazine, Jean Le Bitoux, quelque peu dépassé par la dérive commerciale de son titre, comme il le racontera plus tard.
La chaste et un peu provinciale Suisse romande s’y met. Dans L’Hebdo, les petites annonces de rencontres apparaissent timidement début avril 1985, illustrées d’un dessin de tango ambigu où une madame en bas résilles renverse un monsieur en jeans moulant. Délibérément ou par naïveté, beaucoup d’annonces ne précisent pas le sexe de la personne recherchée. Il faut attendre un bon mois avant d’y trouver la première annonce clairement homo.
Gai, 43 ans, plutôt mec et sportif. En a ras le bol du ghetto et autres promenades… Souhaite rencontrer ami 30-45 ans pour sorties, vidéo et spectacles. Si tu as un look viril et sympa, tu peux me contacter. Salut.
«Ras le bol du ghetto»: voilà qui aurait sans doute attiré H., à l’époque tout jeune étudiant de la banlieue lausannoise. «Pour moi c’était impossible de sortir dans les bars ou les saunas», raconte-t-il aujourd’hui. En quête d’un copain, il avait répondu à pas mal de petites annonces de L’Hebdo et en avait fait publier quelques-unes, à la fin des années 1980. «Je n’étais pas attiré par les homos tels que je les voyais, alors j’essayais de chercher par la marge. Et alors de la marge, j’en ai eu!» Il raconte des rencontres déroutantes, comme ce «JH» fou de trains électriques et d’horaires CFF qui l’avait accueilli dans l’appart familial sous le regard de sa maman.
H. avait ouvert une boîte postale à la poste d’une commune voisine pour recevoir son courrier en toute discrétion, des lettres souvent très élaborées. «Elles étaient manuscrites, parfois de deux ou trois pages recto verso, la recherche était sincère.» S’y ajoutaient des poèmes ou encore des cassettes avec de la musique. Un peu trop fleur bleue à son goût. «Je suppose que ce qu’ils voulaient, c’était montrer leur vie intérieure.» Et des clichés, du portrait photomaton jusqu’au nu audacieux. «Il y avait une lettre avec une photo du mec sur un bateau, un sticker collé à la place du maillot de bain. C’était marqué ‘Cette photo est ridicule peut-être, mais si tu as envie de voir ce qu’il y a sous le sticker, c’est toi qui décides’. C’était interactif.» En l’occurrence, l’autocollant cachait une glorieuse érection. Pas mal, rigole H, pour un mec qui se disait timide!
L’excitation télégraphique des P.A. et les délices épistolaires qui s’ensuivent valent parfois bien plus qu’un plan cul. «Quand on fait l’amour à un corps dévêtu. on ne peut jamais aller au-delà, l’extase est proche de la déception, alors qu’il y a un climat très sexué, une manière de bander à distance qui me plaît par correspondance», raconte un certain «Micky», rencontré par Jean-Luc Hennig pour une de ses chroniques dans Gai Pied (réunies dans l’inénarrable recueil Mes rendez-vous, en 2005), au milieu des années 1980.
La même année 1985 où L’Hebdo se met au tango, Dialogai-Info publie ses premiers numéros, avec une rubrique joliment intitulée Gaitapan. Très soft au début, on y vend une machine à café, un micro-ordinateur Sinclair «merdique», un lave-linge, car «marre des lessives à voile et à vapeur». Des messages codés? Peut-être, car on nous avertit que les textes peuvent être modifiés «afin de satisfaire à la réglementation des bonnes mœurs». André, à l’époque bénévole de Dialogai qui s’occupait de les taper à la machine, dément toute censure. «Moi ce qui m’amusait, raconte–t-il, c’était les annonces du genre “JH la cinquantaine paraissant moins cherche ami pour la vie avec grosse queue”. Ils mélangeaient vraiment tout!» Mais ça marchait: chaque annonce recevait en moyenne une douzaine de réponses.
À la fin de la décennie, Dialogai-Info compte déjà une cinquantaine d’annonces sur quatre pages. On se lâche dans l’édition de Noël 1989…
Gourmand! Garçon 31 ans docile, cherche mec baraqué ou bien foutu pour se nourrir le cul. Brun typé, vrai mâle 30/40 ans. Macho welcome car salope très hot. Du muscle, de la queue, j’en veux. Genève et France voisine. Joindre album-photos.
Ce que l’on trouve dans la presse lesbienne de l’époque est moins cru. De 1983 à 2012, Lesbia Magazine fait aussi paraître des annonces. Cela fait même l’essentiel de son succès, comme le confie avec un brin de résignation une de ses anciennes rédactrices en cheffe, Catherine Gonnard, interviewée par la chercheuse Jade Almeida en 2015. Leur particularité est d’être, comme dans Libé, truffées de «N.D.C.», pour «note de la claviste». «Dépouiller les lettres, retaper les petites annonces, puisqu’on était avec les machines à écrire à l’époque, c’était pas folichon, se souvient Catherine Gonnard. Le truc qui faisait que j’avais toujours des tas de filles qui voulaient le faire, c’était les notes de la claviste, ça leur donnait une espèce de plaisir! Tu peux même pas t’imaginer!»
Toi, la fille qui me manque tant, tu as entre 20 et 35 ans, cheveux courts (N.D.C.: raté j’ai des couettes!) Emmène-moi vers de nouveaux horizons. J’ai de l’amour à revendre, donne-moi «ton prix» (N.D.C.: cher! Oh, très cher!). Bi, droguées, femmes mariées, s’abstenir. Célibataires et déçues, à votre plume. Bisous à toutes.
Parfois, rarement, les destins des lesbiennes et des gais cherchent à se croiser dans des mariages blancs. Comme la petite annonce, dans Dialogai-Info, de cette femme lesbienne cherchant à épouser un employé de compagnie aérienne pour «partager des avantages mutuels». On y trouvera aussi bientôt les premiers projets de coparentalité ou de don de sperme pour des fécondations artisanales.
Finalement, il n’y a pas que de l’amour et du sexe dans ces «récits du présent qui projettent un avenir», comme les résume Philippe Artières dans Miettes, ouvrage consacré à l’âge d’or des P.A. de Libé. D’autres fois, c’est l’urgence qui s’exprime, celle de trouver un boulot ou un soutien financier pas forcément reluisant, d’un remède à la solitude insondable, d’un visa pour quitter l’Afrique. Et l’urgence du sida, bien sûr, en filigrane.
Sur Bordeaux, vite je meurs. Un vrai mec 25/35 ans pour plus et mieux que la baise. Nicolas au (16) 56 47 26 55.
La révolution d’internet, au milieu des années 1990, précédée par le Minitel en France (qui se souvient du Videotex en Suisse?) une décennie plus tôt, vont ringardiser ce type de rencontres épistolaires au profit de dialogues impatients sur des messageries, bientôt illustrés de photos numériques échangées en temps réel. Et qui s’évanouissent aussi en temps réel. Pourtant, il y avait sans doute quelques beaux poèmes dans ces profils Citegay, Gayvox, GayRomeo, désormais consumés dans l’enfer des data centers. Au moins, les P.A. restent captives de nos archives, avec leurs petits morceaux d’idéal suspendus dans le temps.