L’Empire britannique a-t-il implanté l’homophobie dans le monde?
L’homophobie, un trait culturel des pays non-occidentaux? C’est ce que défendent les discours homonationalistes. Mais dans les pays du Commonwealth, les lois anti-gais ont bien été implantées par l’Empire britannique. Retour sur un tabou historique.
En décembre 2022, l’île de la Barbade, dans les Caraïbes, a annoncé dépénaliser l’homosexualité. Cette victoire s’inscrit dans la lignée d’exemples similaires dans les anciennes colonies britanniques: un mois plus tôt, en novembre, Singapour avait fait de même. En 2018, la fin de la criminalisation de l’homosexualité avait été annoncée par la Cour Suprême indienne, dans un pays où 17% de la population se déclare non hétérosexuelle, ce qui correspond à 238 millions d’individus, selon un sondage IPSOS de 2021.
Pour autant, la situation reste alarmante pour les sujets LGBTIQ+ du Commonwealth: sur les 70 pays qui criminalisent encore l’homosexualité à ce jour, la moitié sont d’anciennes colonies britanniques, selon les données 2020 cartographiées par l’ILGA (International LGBTI Association). Un hasard? Rien n’est moins sûr.
Loi coloniale de 1860
Pour comprendre la prévalence des politiques d’État homophobes dans les pays anciennement colonisés par l’Empire britannique, il faut remonter loin dans le temps, jusqu’à la loi coloniale de 1860. En Inde, il s’agissait de l’article 377, lequel criminalisait les «actes indécents et impudiques» commis «par un individu de sexe masculin avec un autre individu de sexe masculin». Une formulation nébuleuse qui cible évidemment les hommes homosexuels et bisexuels. L’article disposait à son origine que «quiconque a volontairement des rapports charnels contre-nature avec un homme, une femme ou un animal doit être puni d’un emprisonnement à vie ou d’une peine de prison d’une durée pouvant aller jusqu’à 10 ans, ainsi que d’une amende».
Cette loi indienne a ensuite été transposée dans le droit de la plupart des anciennes colonies britanniques en Asie et en Afrique, ainsi que dans l’Etat du Queensland en Australie. Elle a survécu à l’indépendance, puisqu’elle continue d’exister dans le code pénal de 35 pays du Commonwealth, lequel compte 56 membres. La nature spécifique du texte a varié dans le temps et selon les pays, et ne visait pas toujours les rapports sexuels entre hommes. On en veut pour preuve un amendement apporté à la loi tanzanienne en 1998 et visant à clarifier la définition d’«indécence». Le texte précise que la loi comprend «les comportements impudiques sans aucun contact physique». Les personnes lesbiennes ne sont par ailleurs pas criminalisées, leur sexualité étant considérée comme inexistante car non pénétrative, selon un rapport de Human Rights Watch.
Les Britanniques avaient également cette conception qu’en «Orient», les sujets non occidentaux étaient trop érotiques et trop sexués
Ce document analysait dès 2008 le reliquat colonial que constituent les lois anti-LGBTIQ+ dans les pays du Commonwealth. Intitulé «This Alien Legacy [ndlr: Cet héritage étranger]: les origines des lois sur la sodomie dans le colonialisme britannique», il explique que les lois LGBTIQ+phobes imposées aux XIXe siècle consistaient en un instrument de contrôle social, visant à imposer la morale chrétienne et les valeurs dites «européennes» dans les pays colonisés. Enze Han, co-auteur de l’article «Colonialisme britannique et criminalisation de l’homosexualité», publié en 2014, raconte par ailleurs que «Les Britanniques avaient également cette conception qu’en «Orient», les sujets non occidentaux étaient trop érotiques et trop sexués. Ils craignaient que les jeunes officiers coloniaux partant à l’étranger ne soient corrompus par ces actes sexuels».
Est-ce à dire que l’homophobie serait une valeur culturellement européenne? Oui et non: l’homophobie n’a pas attendu l’Empire britannique pour fleurir. Pour autant, c’est bien la couronne qui a criminalisé l’homosexualité dans des États où elle ne l’était pas nécessairement a priori. Alors Première Ministre, Theresa May l’avait d’ailleurs reconnu en 2018, en marge d’un sommet du Commonwealth, lors d’un événement inter-associatif: «Je suis douloureusement consciente que ces lois ont souvent été mises en place par mon propre pays. Je regrette profondément que de telles lois aient été votées et que leur héritage de discrimination, de violence et même de mort perdure encore aujourd’hui.» Cette prise de parole avait été jugée frileuse par les associations et activistes luttant pour l’abrogation des lois homophobes dans les pays du Commonwealth, comme Peter Tatchell. «Cela aurait dû être dit devant les dirigeants des pays qui supervisent l’application de ces lois répressives, pas devant des associations lors d’un événement en parallèle du sommet», avait-il regretté.
«Homophobie d’État»
Aujourd’hui et comme c’était déjà le cas lors de l’imposition coloniale de lois homophobes, les contenus des textes varient et s’adaptent à l’époque. C’est ce qu’explique l’ILGA dans un rapport édifiant de 2017, titré «L’homophobie d’État». Celui-ci démontre les multiples formes que peuvent prendre les LGBTIQphobies sur le plan juridique: criminalisation de la sexualité, entraves à la parentalité ou à la filiation, délit de propagande, accès au mariage, silence autour des thérapies de conversion… Le document passe en revue l’état du droit pays par pays et accuse pour partie les empires coloniaux d’avoir participé à structurer ces politiques discriminantes. Sans compter que ces textes n’ont pas qu’une visée morale: ils permettent le contrôle d’adversaires à des fins stratégiques. On peut citer le cas d’Anwar Ibrahim, célèbre opposant politique au pouvoir malaisien dans les années 1990 et emprisonné à deux reprises pour cause de présomption d’homosexualité. Contrairement à d’autres, enfermés depuis des années derrière les quatre murs des prisons, Ibrahim reste chanceux. Innocenté, il est depuis 2022 le Premier Ministre malaisien.
Peut-on considérer que la responsabilité est partagée dans l’existence actuelle de ces lois? Il semble que oui, bien que l’exercice de contextualisation manque trop souvent. En juillet 2022, le porte-parole des Commonwealth Games, compétition sportive internationale annuelle faisant participer les anciens pays colonisés par l’Empire britannique, avait annoncé que les anciennes colonies dans lesquelles l’homosexualité est criminalisée n’hébergeraient pas les futurs championnats. Un déni de responsabilité qui interroge et qui agace.
On pourra quand même signaler qu’Anwar Ibrahim n’a jamais agi dans le sens de supprimer la loi qui a été utilisée contre lui…