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Lucy Hicks Anderson, portrait d’une icône queer oubliée

Lucy Hicks Anderson, portrait d’une icône queer oubliée
Lucy Hicks Anderson

Le nom de Lucy Hicks Anderson a été largement oublié. Pourtant, la lutte de cette femme trans afro-américaine fait fortement écho aux attaques législatives que vivent actuellement les personnes trans* aux USA.

Un acharnement judiciaire transphobe. C’est ce qu’a subi Lucy Hicks Anderson, née en 1886 à Waddy, dans l’État du Kentucky. Pour comprendre ce qui se joue lors du procès qui s’est tenu à son encontre en 1945, il faut d’abord raconter la jeunesse de cette femme trans afro-américaine. Assignée garçon à la naissance, elle réclame précocément d’être genrée au féminin et d’être appelée Lucy. Inquiète, sa mère se tourne vers le médecin de famille. Réaction inattendue à une époque où la transidentité est méconnue: le praticien soutient l’enfant et invite la mère à respecter les demandes de sa fille.

Le récit aurait pu s’arrêter là. Mais nous sommes dans les États-Unis de la fin du XIXe siècle, et l’histoire de Lucy ne fait au contraire que commencer. Lorsqu’elle quitte le foyer familial à 15 ans, c’est l’occasion pour elle de repartir à zéro et de tirer avantage de l’anonymat pour vivre sa vie en tant que femme. Elle quitte l’école et devient domestique. À 20 ans, elle s’installe à Pecos, au Texas, où elle travaille dans un hôtel une dizaine d’années durant. Puis elle rejoint Silver City, au Nouveau-Mexique, où elle fait la rencontre de Clarence Hicks, qu’elle épousera à l’âge de 34 ans.

Système de féminité dévaluée
Durant toutes ces années, elle parvient à naviguer à travers les États sans être repérée comme femme trans. Rolando René Longoria II, auteur de l’article The Body Branded («Le corps marqué»), explique que la possibilité d’être stealth (que la transidentité ne soit pas rendue publique) sans avoir eu au préalable accès aux hormones est imputable à une vision misogyne et raciste des corps des femmes noires. Ceux-ci deviennent les «catalyseurs de la non-normativité» au travers de «discours sur la sexualité féminine noire». La relative androgynie de Lucy Hicks passe donc inaperçue au regard d’un système raciste qui voit historiquement chez les femmes noires des féminités jugées «masculines», c’est-à-dire dévaluées.

Le couple s’installe à Oxnard, en Californie, juste après leur mariage. Lucy officie comme nounou et cheffe cuisinière durant de nombreuses années, ce qui lui vaut de se faire une réputation certaine auprès des notables de la région et d’économiser assez d’argent pour devenir la propriétaire d’une maison close. Elle navigue alors entre les démêlés avec la police locale et une philanthropie qui la protège à bien des égards: soirées de bienfaisance pour la Croix-Rouge, fêtes somptueuses pour soutenir les soldats partis à la guerre, elle jouit du soutien de sa communauté. Rolando René Longoria II analyse: «Le fait qu’elle ait pu atteindre un tel degré de renommée locale, de richesse et de réussite entrepreneuriale à une époque antérieure à l’émergence des droits civiques, tout en étant connue comme une femme un peu queer, est important en ce que cela nous oblige à reconsidérer la façon dont la société percevait les individus non normatifs durant cette période.» De fait, Lucy Hicks était très aimée du reste des habitant·e·x·s: sa non-conformité aux stéréotypes de genre féminins ne l’a pas empêchée de tenir une place centrale dans sa communauté.

C’est un an après avoir épousé son second mari, Reuben Anderson, que ce qu’on appellera bientôt «l’affaire Lucy Hicks Anderson» éclate. En 1945, la marine états-unienne essaie de localiser le foyer d’une épidémie d’infections sexuellement transmissibles dans la région, et remonte jusqu’à l’établissement de Lucy. À la demande du procureur du district, toutes les femmes du lieu sont contraintes de subir un examen génital. Le médecin local rend publiques les conclusions de cet examen: Lucy a été assignée homme à la naissance. Elle est rapidement arrêtée par le FBI pour parjure – le procureur du comté jugeant qu’elle a menti sur sa mention de sexe sur sa licence de mariage – et enfermée dans une prison pour hommes. Elle est libérée sous caution au bout de quelques jours, et l’accusation est rapidement annulée. Pour autant, le harcèlement judiciaire ne s’arrête pas. Poursuivie par le pouvoir fédéral pour insoumission militaire, pour fraude après avoir perçu des allocations destinées aux femmes de soldats, pour parjure au regard de son autre certificat de mariage, elle écope finalement de 1 an de prison et de 10 ans de probation.

Durant tout son procès, hautement médiatisé, son identité de femme lui sera progressivement retirée: ce sont d’abord ses pronoms féminins qui sont mis entre guillemets dans les coupures de presse, puis son prénom, jusqu’à ce qu’elle soit surnommée «John Doe», nom générique donné à un homme non identifié lors d’une affaire criminelle, par le grand public. Pourtant, Lucy Hicks Anderson se bat, et avec panache. Quand le procureur lui demande: «Vous arrive-t-il de porter des perruques?», elle répond du tac au tac: «Si je suis plus jolie avec». «Vous êtes mariée à Clarence Hicks. Confirmez-vous qu’il s’agit bien d’un homme?» Lucy renchérit: «Il est censé l’être.» L’audience pouffe.

Lucy sera l’une des premières personnes trans* à défendre ses droits devant une cour: «Je défie tous les médecins du monde de prouver que je ne suis pas une femme. J’ai vécu, je me suis habillée, j’ai agi comme je suis: une femme», déclare-t-elle face au juge. «Je mourrai en tant que femme», répond-elle à un journaliste venu l’interviewer en prison quelques temps plus tard. Elle s’éteint en 1954 à Los Angeles, quelques années après avoir été bannie de sa communauté et avoir vu ses documents d’identité modifiés irrévocablement.

L’histoire de ce harcèlement transmisogyne s’est déroulée il y a près de 80 ans. Elle fait pourtant tristement écho au matraquage législatif visant les droits des personnes concernées aux Etats-Unis, où plus de 460 propositions de lois anti-trans* ont été déposées à travers le pays sur ce seul début d’année 2023, et où les femmes trans* continuent d’être détenues dans des prisons pour hommes.