Petite géographie du tomber de maillot
Pas besoin d'aller à Sitges ou au Cap-d'Agde pour faire le plein de soleil sans la marque du maillot. On peut se dorer nu (et pas que) sur les plages gay de Suisse romande et de France voisine, une tradition qui a la vie dure.
«Qu’est-ce que ça peut leur foutre!», s’agace un barbu en cockring. Lui et son voisin hipster, tous deux la cinquantaine bien sonnée, se désolent de la pruderie des communes romandes. Ces dernières années, beaucoup de celles qui avaient sur leur territoire des plages naturistes officieuses ont durci leur règlement et fait pleuvoir les amendes. Un tour de vis qui affecte aussi de nombreux hommes gais adeptes du bronzage intégral. Ceux-ci fréquentent assidûment ces sites, au point d’y former un groupe à part. Ici, sur le sable de la Petite-Amérique, au bord du lac de Neuchâtel, on s’installe de part et d’autre d’une frontière invisible homos/hétéros. «Sur cette plage, le naturisme est officiellement toléré, mais c’est la seule!» soupire notre habitué, qui assure braver les interdictions qui ont fleuri ailleurs au bord du lac, à Grandson ou Chabrey.
Cette dernière plage, par exemple, a vu la municipalité locale lancer, en 2015, une offensive contre les nudistes, accusés d’effrayer les promeneurs. «Les habitants du village et les touristes de passage n’osent plus venir s’y baigner», écrivait à l’époque La Liberté. Les autorités ont pris une décision autrement plus dissuasive que de verbaliser les contrevenants: elles ont dégagé les accès de la plage, afin d’augmenter le passage. Moins d’intimité, donc moins envie de se mettre à poil. C’est aussi ce qui s’est produit à Saint-Prex, sur le Léman. Ce ne sont pas les rares patrouilles et les panneaux vermoulus «Nudisme interdit» qui ont refroidi la petite communauté gaie locale, mais la réhabilitation de chemins, empruntés par les propriétaires de chien, les familles avec poussette et les vététistes. Le site n’a plus ce caractère de délicieux cul-de-sac qui a fait ses belles heures, quand ses alcôves au milieu des roseaux affichaient complet.
Le naturisme gai a aussi fait les frais de l’urbanisation, comme au Vengeron (GE), ou de la protection de l’environnement. Les Grangettes, entre Villeneuve (VD) et Le Bouveret (VS), ont été fermées il y a vingt ans pour préserver un riche écosystème où la serviette de plage se faisait un tantinet envahissante. Le mois d’août 2003 avait scellé la fin de la mythique «Tata Beach», quand plus d’un hectare de roselière avait brûlé… en bordure de la zone gaie, comme par hasard. Un incendie jamais vraiment élucidé: l’œuvre d’un pyromane homophobe ou une négligence d’habitués? Depuis, il n’y a plus d’accès au lac, même si quelques culs-nus continuent de hanter les lieux.
Voyages initiatiques vers les plages gay
«Tata Beach», comme d’autres zones, appartiennent au mythe des plages gay, eldorados sensuels de la région. Dans les années 1990, c’était souvent entre copains que l’on s’y rendait. Chez les gais genevois, par exemple, on s’embarquait volontiers pour un dimanche après-midi «au Fier», «à l’Allondon» ou «à Thonon», à condition que quelqu’un ait une bagnole, connaisse le chemin, sache où se garer discretos (afin de ne pas se faire crever les pneus par des riverains mécontents), puis guide la petite troupe dans les bois sans s’égarer.
En groupe ou en solo, ces excursions ont une teneur initiatique du fait de l’«éloignement des plages gaies, de leur difficulté d’accès, ou de leur inconfort», analysait en 2005 le géographe français Emmanuel Jaurand dans un article paru dans Géographie et cultures, une des rares études sur ces «territoires de mauvais genre». «Invisibles depuis les stations balnéaires et les routes côtières, elles se gagnent au terme d’un accès relativement long ou difficile, allant parfois jusqu’à réclamer témérité et compétences sportives, toutes qualités généralement reconnues comme constitutives de la “virilité”.»
Ce petit goût d’aventure est plus présent sur certains sites que sur d’autres. Il y en a qui se méritent, comme sur les bords de la Singine (BE), à une trentaine de kilomètres de Fribourg. Comme cette rivière serpente entre les falaises, il faut la franchir plusieurs fois – dans un exercice d’équilibriste avec de l’eau jusqu’aux genoux – afin de s’éloigner des rives des beaufs sur chaises pliantes, puis de celles des scouts en goguette, des couples textiles et des hétéros nudistes, avant d’atteindre enfin le Walhalla gai.
Itinéraires du désir
La plage gaie, c’est une mini-société masculine dans laquelle on s’insère par cooptation, notait Emmanuel Jaurand. Elle est stylisée de manière passionnante dans le film L’inconnu du lac, d’Alain Guiraudie (2013), dont elle est le décor unique à quatre facettes: le plan d’eau, les cailloux, l’arrière-plage et le parking. Le cinéaste y fait intervenir un meurtre qui révèle les paradoxes du lieu: tout le monde s’y connaît sans savoir le nom de personne, on y baise mais on n’est pas intimes, on s’y prélasse mais on reste aux aguets. Drôle de société en effet, où les uns font des mots fléchés sous le soleil, les autres pistent leurs proies dans le labyrinthe de sentiers. Chacun trace sa petite carte mentale, mais on dit que les chemins les plus escarpés mènent aux recoins les plus intéressants, là où il y a de l’«action»…
Les plages sont une géographie changeante. Elles se rétrécissent ou s’étendent, elles disparaissent tandis que d’autres sont sans doute en train d’émerger. C’est d’ailleurs ce que l’on espère en consultant les sites web qui ont pris le relais des guides gais d’antan. GaysCruising.com, lieuxdedrague.fr ou GaySpot, par exemple, dispensent les bon plans suggérés par les internautes (et beaucoup de plans foireux, soyons francs). Ainsi, on y échange des tuyaux et des rendez-vous sur les plages populaires, et sur d’autres rivages plus secrets – voire improbables. L’internaute tiquera sans doute en découvrant les coordonnées de tel endroit «tranquille» sur les berges de la Broye, ou de cet étang derrière la déchetterie d’un village du Nord vaudois. On soupçonne que des petits malins rêvent d’attirer des mecs pas trop loin de chez eux. Mais qui sait? Peut-être que Sitges ou le Cap-d’Agde ont commencé comme ça.
Notre petit guide des plages gay
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