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Voyages dans l’Amérique invisible

Voyages dans l’Amérique invisible
Le Lavender Baedeker, une des bibles des voyageurs gay au début des années 1960.

Dès la fin des années 1950, de petits répertoires de facture artisanale guident les initiés à travers une scène homosexuelle faite de lieux semi-clandestins. C’est le début d’un tourisme gay.

«Nous avons entrepris de compiler des lieux peu connus, dont la réputation a jusqu’ici été transmise de bouche à oreille. Certains ne sont pas vraiment le genre où vous emmèneriez mademoiselle votre Tante.» Plein de sous-entendus, l’avant-propos du Lavender Baedeker 1963 plante le décor des premiers guides de voyage pour personne homosexuelle parus aux États-Unis dès 1958. Ces livrets maladroitement miméographiés étaient vendus par correspondance sous pli discret. Derrière des titres inoffensifs – Guide Gris, Vagabond, Guild Guide ou Directory 43 –, ils promettaient le sésame vers des bars, restaurants, hôtels, dancings ou bains «intéressants», à la rencontre d’un public «cosmopolite».

Le plus connu est celui de Bob Damron. Ses fascicules tenant dans la poche des touristes ou des représentants de commerce connaîtront un grand succès. De lui, on ne sait pas grand-chose, sinon qu’il était un petit businessman de San Francisco membre de la Mattachine Society, réseau homosexuel pionnier de l’après-guerre. «Il sillonnait le pays», raconte Gina Getta, dernière éditrice des guides Damron’s, au podcast GayBarchives. «Un vrai vendeur de bibles! Il allait de ville en ville, recueillait les informations, mettait tout par écrit, retournait à San Francisco et faisait imprimer les livrets, puis il repartait sur les routes pour les distribuer.»

AYOR: «Un endroit où vous pouvez trouver les gens à votre goût, mais il est peu probable que ce soit réciproque»

Vendu 3 dollars (environ 30 dollars actuels, pas rien pour l’époque!), le premier Damron’s Address Book, en 1964, ne consiste qu’en 48 pages agrafées. Il n’y a presque rien à lire, sinon les noms de 750 lieux et leurs adresses. Difficile d’y distinguer le cocktail bar du boui-boui en bord de highway. Que se passait-il au Flamingo Room, de Mobile, Alabama, attenant au steak house du 170 St. Francis Street? À quoi ressemblait le Paper Doll de Los Angeles? Qui croisait-on au Juanita’s, recommandé à Nashville? Les codes accolés à certains noms d’établissements fournissent parfois des indices. À Houston, par exemple, le Pink Elephant du 1218 Leeland St. porte la mention «RT», pour Raunchy Type (style débraillé), explique-t-on en début d’ouvrage. Mais cette définition est elle-même codée: «RT» se réfère plutôt à Rough Trade (prostitution). Il en va de même pour «SM», bizarrement traduit Some Motorcycle; ou pour «S», Pantomime Shows (numéros de drag queens). Dans d’autres livrets, on voit apparaître le fameux «AYOR» (at your own risk) qui, selon le Vagabond 1968, désigne «un endroit où vous pouvez trouver les gens à votre goût, mais il est peu probable que ce soit réciproque».

Des pages annotées du Damron’s de 1968, issu de la collection Houston LGBT History.

Tous néons éteints
Ces premiers répertoires ne comprennent pas la moindre trace du mot «gay» ou «homosexuel», ni d’illustrations. Pas de risque que la découverte d’un exemplaire dans les affaires d’un étudiant ou d’un père de famille en goguette trahisse leur «préférence». Les patrons d’établissements, eux, font face à un dilemme. Leur mention dans ces guides sont certes susceptible de leur apporter de la clientèle, mais peut aussi leur attirer des ennuis. La police mène alors de fréquents raids et arrête les clients sous prétexte de «tapage», d’«exhibition», voire de «sodomie». Aussi d’une édition à l’autre, des bars disparaissent des listings – non parce qu’ils ont fermé, mais parce qu’ils ont été la cible d’une rafle. Pour s’en prémunir, des bars reçoivent leurs clients gay dans des arrières-salles ou après la fermeture, leur enseigne de néon éteinte. «…Mais que cela ne vous trompe pas!», prévient le Damron’s de 1968. D’autres paient la mafia pour obtenir sa «protection».

Le harcèlement policier des lieux queer sera l’un des détonateurs de la révolution gay à venir, de la révolte de la Compton’s Cafeteria de San Francisco, en 1966, à celles du Stonewall Inn, à New York en 1969. Une page se tourne alors pour ces répertoires, qui deviennent de vrais «guides gay». Adieu codes et allusions, place aux illustrations, aux publicités, ainsi qu’aux infos pratiques sur les lois et organisations locales. Le Damron’s Gay Guide 1977 compte 3575 adresses, presque cinq fois plus que son édition de 1964.

Bob Damron, devenu patron de plusieurs bars et saunas à San Francisco, succombe au sida en 1991. Mais son guide a continué de paraître. La société est aujourd’hui en liquidation, après avoir livré la 52e et dernière édition en 2019. À cette occasion, Gina Gatta a confié au Los Angeles Magazine: «Quand j’ai commencé, en 1989, on a reçu beaucoup de lettres de gens qui disaient: «Votre livre m’a sauvé la vie!» Parce qu’ils ne savaient pas que ces lieux existaient, ils ne savaient pas où trouver d’autres gays.»

La Suisse gay de 1968

La vieille Europe avait ses propres répertoires de lieux homos, comme le Spartacus publié dès 1969, ou le danois EOS-Guide paru peu avant. Comparée à d’autres pays, la Suisse y tient une bonne place, avec une liste assez fournie (jusqu’à une cinquantaine d’adresses). Certains noms semblent effacés des mémoires, comme La Bergerie ou L’Amiral à Lausanne, le Schérazade ou le Sauna des Eaux-Vives (rue de la Buanderie, ça ne s’invente pas!) à Genève. En revanche, on y répertorie L’Hippocampe et La Toison d’or, qui accueilleront les gays genevois jusqu’à la fin des années 1980. Ces lieux «M» (mélangés) côtoient le mythique Embassy, passage Terraillet, premier établissement romand estampillé «G». La Vie en rose, à l’adresse de la future Garçonnière, est aussi indiqué. Tout comme la Chaumette, antique bistrot de la rue des Étuves, un des bars signalés comme repaires de gigolos. Il recevra l’infâmant «AYOR» dans les Spartacus des années 1970.

En 1971, la revue Domaine public prend ce listing pour preuve du statut de «consommateur de premier rang» acquis par le gay suisse, même s’il reste un citoyen de seconde zone. «Cette satisfaction minimale que la société leur concède dans le ghetto des bars renforce le désir d’affranchissement de cette minorité, encourage sa volonté de liberté et la rend consciente de sa frustration.»

Merci à Annabelle Georgen pour ses recherches

One thought on “Voyages dans l’Amérique invisible

  1. Vraiment intéressant ! On reste un peu sur sa faim quant à la fin de l’article: quelles-sont ces 50+ adresses suisses ? Il serait vraiment passionnant d’écrire l’Histoire de tous ces lieux fermés…
    En passant, pourquoi 360° « oublie », sur la page « Genève » actuelle, certaines adresses genevoises qui existent toujours, comme « La Garçonnière » ou le « Cinéma Splendid » ?

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