La Veneno, icône trans* ibérique
Cristina «La Veneno» a ouvert la voie de la représentation trans* dans l’Espagne des années 90. Dans la série biopic qui glorifie son nom, elle inspire Valeria, jeune journaliste qui écrira la vie de cette icône pop. Poignant.
Le titre rouge éclatant de la série envahit l’écran avec une ardeur crâneuse. La même qu’exhibait Cristina Ortiz, aka «La Veneno», quand elle entrait sur le plateau de Telecinco en 1996. L’attitude. Elle, ses hanches, son rouge à lèvres, ses tenues et ses seins qu’elle voulait «missiles soviétiques», ne s’excusaient jamais d’exister. Comme pour s’autoriser à vivre plus fort, plus fière, plus visible. Comme pour atomiser les railleries à l’avance, imposer la fascination, imposer son corps désiré en arme contre la violence du monde extérieur.
Avec des inserts d’archives documentaires bienvenus, une reconstitution remarquable de l’époque, Veneno raconte en fiction sur huit épisodes une femme complexe, une femme forte et meurtrie, dérangeante et imparfaite, pute illettrée et icône d’avant-garde. Elle a creusé des tranchées pour des centaines d’autres femmes trans* qui ne pouvaient pas s’exprimer dans l’Espagne d’alors.
Transmission
Plus qu’un biopic, c’est de ce point de vue de la transmission féminine que tout le scénario s’articule. Comment des modèles nous révèlent-ils à nous-mêmes? C’est l’une des grandes forces de ce récit combatif de la continuité et de l’inspiration. Dès que Veneno commence, on est en 2006, avec Valeria Vegas (magnétique Lola Rodriguez), jeune journaliste en devenir, elle-même en transition. Toute petite, elle est subjuguée instinctivement par les images de La Veneno sur le petit écran familial. Elles deviendront des posters iconiques qui tapissent les murs de sa chambre d’ado. La rencontre entre la fan et l’idole va bousculer leur vie à toutes les deux. Dans leur complicité naissante, Valeria va non seulement franchir le pas de sa propre transition, mais aussi écrire ¡Digo! Ni puta ni santa: Las memorias de La Veneno (ndlr: Je dis! Ni pute ni sainte: les mémoires de La Veneno). Cette biographie de Cristina signée Valeria Vegas, sur laquelle se base la série du couple Javier Ambrossi et Javier Calvo (Los Javis), est réellement sortie en 2016, l’année même où disparaissait La Veneno, à l’âge de 52 ans.
Quête d’amour
Au gré des souvenirs que collecte Valeria, on est transporté·e·x·s entre les époques et les villes d’Espagne: l’enfance andalouse à Adra où La Veneno – alors Joselito – subit le rejet d’une mère abusive et d’un village tout entier. Puis la fuite et la folie madrilène, la construction de soi seule, l’obligation du tapin dans les zones dangereuses du Parque del Oeste pour survivre. C’est là qu’une autre journaliste en mal de scoops la repère pour le célèbre talk show Esta Noche cruzamos el Mississippi, émission dont elle deviendra l’invitée régulière, atteignant les foyers de tout le pays.
La série ne fait pas l’économie de la critique et de la nuance sur l’ambiguïté de cette exposition médiatique. La responsabilité des médias, l’instrumentalisation des personnes trans* sont frontalement mises en scène et questionnées tout en reflétant la recherche constante d’un amour dont a manqué La Veneno. C’est dans ces interstices et ces contradictions que la série déploie son intelligence narrative.
À travers la présence de Valeria, les époques et les évolutions se répondent et souvent, sous le vernis mélodramatique, des questions sociétales et communautaires importantes sont posées.
Humour de survie
La série sait d’où elle vient et de quoi elle parle. À l’image de Pose aux USA, tous les rôles de femmes trans* sont tenus par des actrices trans* talentueuses: Jedet, Daniela Santiago et Isabel Torres se partagent l’interprétation de La Veneno à différents âges de sa vie. De ce savoir qui provient de l’expérience, la série gagne en authenticité et en représentation communautaire. On rit, on chiale, grâce à cette audace esthétique hispanique qui ose montrer. Mais c’est vraiment dans l’humour et la complicité des personnages que cela ressort le mieux. Dans cette famille d’élection («Nosotras!») qui a vécu «les mêmes drames, les mêmes opérations et les mêmes rêves», on se chambre à tout-va. La répartie cinglante devient preuve d’amour déguisée jusque dans les pires épreuves. On en avait parlé dans ces pages précédemment, l’humour et les codes sont fonction de survie entre sœurs.