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Homophobie et rap, en voix de guérison?

Homophobie et rap, en voix de guérison?
Bilal Hassani et Alkpote

L’industrie rap vient de fêter ses 40 ans. Si, comme la société en général, elle n’a pas encore guéri de son homophobie, cette fin de décennie envoie malgré tout quelques signaux encourageants.

J’les guette envoyer à tous leurs potes:
«Bilal a fait un feat avec Alkpote»
Qui l’eût cru, qui l’eût cru?

Certainement pas nous. Ce plot twist du 10 octobre 2019, même les scénaristes les plus créatifs n’auraient pas osé y penser: Bilal Hassani et Alkpote (prononcer «Al Capote») sur un même titre. Si vous ne connaissez pas ces deux artistes Français (originaires respectivement du Maroc et de Tunisie), voici le topo: l’un chante, l’autre rappe; l’un a la vingtaine, l’autre presque le double; l’un porte des perruques, l’autre la calvitie; et surtout, l’un est homosexuel et s’est fait le porte-parole de la cause LGBTIQ+ via ses réseaux sociaux, l’autre est hétérosexuel et a longtemps revendiqué son droit (sic) à être homophobe. Dans un entretien de 2015 filmé pour l’«Abcdr du son», Alkpote déclarait par exemple: «Je suis complètement homophobe… Je ne suis pas Sexion d’Assaut, j’assume».

From «je hais les homos» to «je chante avec Bilal» real quick. Mais au-delà des deux personnages, replacée dans le contexte du rap, la symbolique reste forte. Assiste-t-on enfin à un changement de mentalité dans ce milieu, connu pour ne pas être des plus gay-friendly (oui, c’est un euphémisme)? Ou n’est-ce qu’un événement isolé, un bug dans la matrice de domination hétéronormative que représente l’industrie du rap?

Une pierre deux coups (de com)
«Ça pourrait être intéressant s’il y avait un vrai discours accompagnant ce featuring, où Alkpote dirait «j’ai revu mes propos, j’ai changé d’avis, je m’excuse». Mais sans ça, j’y vois plutôt un coup marketing et une volonté de tourner en dérision cette homophobie qu’on lui a reprochée», se méfie la journaliste française Éloïse Bouton, qui promeut des artistes féminines* et LGBT+ via son média Madame Rap.

Il est vrai que Bilal et Alkpote placent le public devant le fait accompli, pour cette supposée réconciliation. Dans une courte vidéo commune sur Instagram, ce dernier esquisse des bribes de repentir, entre ton ironique et impératif: «On évolue tous, comme des Pokémons. L’Empereur (son surnom, NDA) est pardonneur. Il pardonne à tous ceux qui lui ont fait du mal. Moi-même j’ai mal, il faut me pardonner». Difficile de pardonner ou oublier tout de suite, il faut pouvoir digérer.

Cela dit, si cette collaboration a effectivement manqué de justifications préalables, il semble au moins qu’elle donne lieu à des prises de position intéressantes et inédites jusque-là. Mi-novembre par exemple, Alkpote a ramené sur la radio Skyrock des artistes proches ou figurant sur son nouvel album, dont Bilal. Lors du traditionnel freestyle, où les rappeurs performent autour de la table, on a pu voir les Belges Jeanjass, Roméo Elvis et Caballero lâcher en chœur: «les homophobes, j’apprécie qu’à moitié». L’expression est à entendre comme «je ne les aime pas», car elle renvoie à une précédente interaction ayant fait grand bruit, entre l’animateur de l’émission (Fred Musa) et un invité qui avait insulté le directeur de la station; le premier avait alors utilisé cet euphémisme pour exprimer son désaccord… Conséquence directe donc: des propos anti-homophobie qu’on n’avait jamais entendus dans ce studio mythique du rap francophone, où les punchlines virilistes ont plu par milliers.

Le vers à moitié plein
Mentionnons encore trois autres morceaux qui ont «déçu en bien» cette année. Dans «Menteur Menteur», Nekfeu rappe: «Si t’es homophobe, c’est que tu juges, force à mes LGBT». Le Parisien est un des plus gros vendeurs de disques du moment, peut-être le rappeur le plus important de la décennie. Dans une industrie où on a l’habitude que les références au monde LGBT+ soient invoquées dans un but dénigrant, cette suite de mots a un certain poids. Même si elle ne suffit évidemment pas, comme le rappelle Éloïse Bouton: «Je n’aime pas trop le pronom possessif. Ça évoque quelqu’un qui est en position de pouvoir aujourd’hui, un homme blanc hétérosexuel, qui dit «mes petits LGBT, ils sont mignons, il faut les défendre». Ça reste mieux que rien, mais est-ce plus une punchline qu’un véritable engagement?». Difficile de le savoir, vu que Nekfeu n’a donné aucune interview depuis la sortie de son dernier album.

Et c’est plus ou moins pareil du côté de Prince Waly. Son projet «BO Y Z» contient le très beau titre éponyme, où le rappeur du 93 – ouvertement hétéro – se met dans la peau du héros du film «Moonlight», un jeune Noir gay issu des quartiers défavorisés. «J’suis différent, sans virilité, à la rue j’ai jamais juré fidélité. On devrait casser les codes et laisser nos gamins s’épanouir», rappe Waly, avant d’expliciter: «Je suis devenu un homme et les garçons me plaisent». Là encore, le sujet n’a pas été approfondi durant sa promo, mais au moins on a droit à un titre entier, avec un storytelling bien différent des thématiques habituelles inspirées des films de mafia.

Enfin, sur le son «Dans le viseur» de BFG, les paroles parlent d’un crush sans préciser aucun genre. Le clip montre un homme dans le métro, hésitant à aborder ce fameux crush, avant de faire comprendre, via un habile glissement du regard hétéronormé, que la personne en question est un autre homme. Pour le coup, BFG s’est exprimé dans plusieurs médias, rappelant que «l’homosexualité est le tabou suprême dans le rap» et expliquant lui aussi avoir été influencé par «Moonlight».

Effet boule de neige?
On voit comment une œuvre artistique peut en amener d’autres. Et à quel point la pop culture étasunienne continue de donner le la, autant sur la forme que sur le fond. «En France, ça met toujours du temps à venir, parce qu’on est en retard sur ces sujets de manière globale, affirme Éloïse Bouton. Comme les questions de genre sont arrivées en décalage dans la société, les problématiques d’orientation sexuelle arrivent aussi plus tard, y compris dans le rap. Par exemple, il n’y a toujours pas de rappeurs stars qui ont fait leur coming-out».

C’est vrai qu’en comparaison, les États-Unis ont vécu cette année le premier succès commercial de l’histoire d’un rappeur ouvertement homosexuel. Au printemps dernier, Lil Nas X a atteint le sommet des charts avec son tube country-rap (oui oui) «Old Town Road». Après des semaines à se maintenir au top (il a aujourd’hui battu le record de longévité pour un single No. 1), Lil Nas X est sorti du placard à la fin du mois des fiertés via une série de tweets. Frank Ocean l’avait fait il y a quelques années, mais il reste plus chanteur que rappeur. Cette fois-ci, le rap mainstream américain semble confirmer une ouverture aux minorités (sexuelles) dans la minorité (racisée).

«L’identification est importante, certes. Mais ce qui l’est encore plus, c’est de dénoncer la norme» tempère la rappeuse française Casey. Celle qui partage la scène avec Béatrice Dalle et Virginie Despentes dans le spectacle «Viril», critique virulente des codes de la masculinité hétéronormative, creuse sa réflexion: «Pourquoi cette norme s’octroie-t-elle autant de pouvoir, au point de demander à d’autres d’expliquer qui ils sont? C’est de ces gens dont il faut parler, parce que mine de rien, ils commencent à être une minorité. Le modèle blanc, hétérosexuel, privilégié, éduqué, c’est cette norme-là qui empoisonne tout le monde. Dans le reste, tout est très hybride. Pourquoi la société ne pourrait-elle fonctionner qu’à travers cette norme, alors que les hybrides ont prouvé qu’ils la font fonctionner tout aussi bien?»

Produit de la société (anonyme)
Iels sont peu nombreux·ses, parmi les artistes francophones exposé·e·s à moyenne et grande échelle, à dénoncer cette norme aussi frontalement que Casey. La banlieusarde originaire de Martinique l’a toujours fait, comme en 2006 sur «Pas à vendre»:

«Il faut que je te raconte comment chaque fois j’affronte, on doit tenir tête et souvent à coups de pompes, ceux qui me jugent et très souvent se trompent, ou me guettent l’air de dire: «Tu devrais avoir honte!», fusillent des yeux la façon dont je m’habille, me demandent si je suis un garçon ou une fille…»

La suite du titre fustige l’industrie de la musique. Un chaînon trop souvent omis de l’équation au moment de pointer du doigt les paroles homophobes de certains titres de rap. «Si effectivement on considère ces paroles comme répréhensibles, ajoute Casey, comment est-ce permis par des maisons de disques? On parle de grosses sociétés, pas d’indépendants! Avant qu’un disque sorte, il y a tout un processus de validation. Pourquoi à un moment donné, si ça sert l’industrie, ça n’est pas grave? À quel moment cette homophobie est grave, et à quel moment elle ne l’est pas? Vu que tout est indexé autour de la tune, ça n’a aucun sens…».

Cette recherche du profit à tout prix est aussi évoquée par Anthony Pecqueux, sociologue français auteur de deux livres sur le rap: «Il y a toujours ce soupçon vis-à-vis de l’industrie culturelle de l’ère capitaliste. Son but est de faire parler des artistes, en bien ou mal. L’industrie des musiques populaires a fréquemment joué sur le registre des paroles choc, liées aux cultures populaires, à leur propre approche de la sexualité. Mais il y a plusieurs enquêtes sociologiques qui montrent à quel point la vie affective dans les cités (d’où est issue une grande partie des rappeurs français, NDA) est quelque chose d’extrêmement complexe, ne se résumant pas à des ‹ tournantes dans les caves › ou de l’homophobie. Cet imaginaire-là rend d’ailleurs la vie affective encore plus complexe dans ces contextes».

Nouveaux modèles, nouveaux imaginaires
Sa vie affective, Lala &ce l’affiche à longueur de textes. Comme la New-Yorkaise Young MA, la rappeuse Franco-Ivoirienne renverse le point de vue masculin hétéronormatif en énumérant ses nombreuses conquêtes, notamment des filles hétéros à qui elle ferait découvrir le «vrai» plaisir sexuel. Lala &ce est la première rappeuse ouvertement lesbienne qui fait parler d’elle auprès d’un public large dans la francophonie. «Le rap commence à être prêt, avance-t-elle. C’est aussi un reflet de la société, où l’homosexualité est un peu plus acceptée en général… Et puis, de toute façon, si le son est bon, il n’y a pas de raison de dire ‹t’es gay, tu peux pas faire ça›».

Dans un milieu rap francophone très masculin, le fait que la première figure homosexuelle soit une femme n’est pas anodin. Le lesbianisme embrasse certainement l’imaginaire hétérosexiste qui pense que deux femmes peuvent toujours assouvir les fantasmes de triolisme de l’homme. Cela dit, comme pour chaque (micro-) avancée dans des contextes réfractaires, on aurait tort de ne pas s’en réjouir et ne pas le crier tout haut. Il est important de montrer aux personnes sous-représentées que des role models existent, et qu’iels peuvent être les prochain·e·s à percer le plafond de vers.

» Enquête à suivre sur Couleur 3 dès le 2 décembre dans «En attendant la gloire», ou sur couleur3.ch

Éloïse Bouton, Casey et Ash Calisto.

Homophobie et rap: Le micro aux expert·e·s

Sur les sites de paroles, rechercher des mots connotés comme «pédale» conduit surtout à des titres de rap récents. Beaucoup sont édités par des majors (Universal, etc.) et consommés massivement. Éclairages.

Les rappeurs revendiquent souvent l’authenticité de leurs récits. Invoquer le second degré quand on pointe des mots homophobes qu’ils utilisent n’est-il pas trop facile?
Anthony Pecqueux, sociologue français: Même si c’est moins répandu dans le rap français, il ne faut pas oublier que l’auteur des textes n’est pas toujours l’interprète. Et la plupart des rappeurs ont un nom de scène, ils ne rappent pas sous leur identité réelle. Ça crée un différentiel par rapport à d’autres courants de la chanson française, la possibilité de jouer des rôles. Ça ne veut pas dire que l’artiste ne croit à rien de ce qu’il dit, mais on est dans un flou, on n’arrête pas de louvoyer entre un degré et l’autre. On voudrait quelque chose de stable, mais le rap est toujours dans l’ambivalence.

En tant qu’auditeur racisé qui se définit comme homme queer, comment réceptionnez-vous les textes composés d’expressions homophobes?
Ash Calisto, rappeur suisse: L’an dernier, je suis tombé sur une phrase d’Alpha Wann: «J’oublie rien, j’ai pas Alzheimer, y a des MC homos, c’est un tas d’zamels (homosexuels en arabe, NDA). Leur musique, c’est du bruit qui me dérange comme le voisin quand il tape sa meuf». Je me suis arrêté sur cette phrase et n’ai plus jamais écouté son album. Il y a des manières de dire qui vont me choquer, d’autres moins. Là ça m’a énervé, ce sont des propos que je n’avais pas forcément envie d’entendre… Et surtout, je ne vais pas écouter quelqu’un qui n’a pas envie que je l’écoute, et qui ne m’écouterait pas non plus en retour. Après, je peux imaginer des amis plus sensibles ou plus activistes, pour qui c’est un drame! Et je comprends, ce sont des thématiques graves et importantes. On continue à véhiculer la haine des autres minorités à travers une musique qui elle-même vient de la marge.

Y a-t-il un côté performatif? À force d’être répétées, des paroles homophobes peuvent-elles créer ou renforcer des représentations, notamment chez les jeunes?
Anthony Pecqueux: Il y a des élément culturels dans le rap, par exemple l’egotrip qui consiste à dire «je suis le meilleur des rappeurs, tous les autres sont des nuls». Combien d’artistes ont filé des métaphores évidemment homophobes par rapport à ça? La question que vous posez ici est celle du passage à l’acte. Et on n’est jamais en mesure d’y répondre fermement. Quelles que soient les précautions de second degré que l’artiste peut prendre, est-ce que ça empêchera un esprit déséquilibré de passer à l’acte? On ne saura jamais… D’ailleurs, on ne peut pas trouver d’effet univoque, c’est un mythe par rapport à l’art. On sait bien que les effets d’une œuvre d’art sont extrêmement divers et pluriels.

Au final, si on compare, le rap semble être la seule musique qui permet de manier certaines expressions homophobes de façon si décomplexée…
Casey, rappeuse française: C’est la seule musique qu’on permet! Le rap n’existe pas que par lui-même, c’est la plus grosse industrie musicale francophone. On ne peut s’extraire de la machine, c’est trop facile de tout rejeter sur des individus. Et puis, le rap n’a pas inventé les polémistes qui passent à la télévision et qui peuvent tenir exactement les mêmes discours que certains rappeurs. Mais si tu as un costard-cravate, apparemment tu es polémiste. Et si tu arrives avec une doudoune, tu es un beauf! Moi, j’essaie de comprendre ce que tout ça veut dire…