Quand les gays «vendaient leur mort»
Dans les années 1980-1990, les assurances-viatiques permettaient à des malades du sida de recevoir de l'argent de la part d'investisseurs pariant sur leur décès imminent. Un drôle de business ruiné par les trithérapies.
En feuilletant les magazines gay américains des années 1980-1990, on tombait sur d’étranges publicités en cascade. A côté des habituels encarts pour les bars, les lignes téléphoniques et divers artisans, on trouvait d’étranges annonces pour des viatical settlements ou assurances-viatiques. La pratique consistait à racheter l’assurance-vie d’un malade du sida en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes. En pleine hécatombe, certaines officines affichaient ainsi des slogans au cynisme confondant, tels que «Thérapie par injection de cash», «Traitement pour un des effets les plus ravageurs du sida: la ruine financière», tandis que d’autres appelaient à profiter de la vie pendant qu’il en était encore temps: «Voir des pays lointains, atteindre ses buts, rajeunir d’esprit!»
L’affaire était juteuse, rappelle Jack Lowery, auteur d’un article sur cet aspect oublié des années sida dans «The Atlantic». La perspective d’une mort imminente voulait dire un retour sur investissement rapide. Et pour les personnes infectées – du moins les privilégiés ayant eu la possibilité de contracter une assurance-vie – c’était aussi un moyen de faire face au prix exorbitant des traitements médicaux et, le cas échéant, à la perte de leur emploi. «Il y avait tant de gens qui voulaient vendre leur police qu’il était facile de faire de la pub dans la communauté des gens vivant avec le VIH», résume un courtier.
Quasi escrocs et bienfaiteurs
Sean Strub a sauté le pas au début des années 1990. «J’étais squelettique, 56kg pour 1m85, couvert de lésions violettes du syndrome de Kaposi. Quiconque me regardait pouvait en conclure que je n’avais plus longtemps à vivre.» Il a signé un viatique pour ses trois assurances-vie et en a retiré plus de 300’000 dollars (pour un capital total de 470’000 dollars). La somme est aussitôt investie dans la création d’un magazine destiné à la communauté des personnes vivant avec le VIH, «Poz», qui existe toujours.
«L’un d’eux se vantait de n’avoir qu’à regarder dans les yeux des vendeurs pour savoir combien de temps ils resteraient de ce monde.»
Dans ses premières années, «Poz» a généré une grande partie de son chiffre d’affaires avec des pubs pour les assurances-viatiques. A ce titre, Strub a rencontré bien des courtiers actifs dans ce business: «Certains étaient des quasi escrocs qui sautaient à pieds joints dans un domaine financier non régulé à hauts profits. L’un d’eux se vantait de n’avoir qu’à regarder dans les yeux des vendeurs pour savoir combien de temps ils resteraient de ce monde.» D’autres, cependant, montraient un véritable intérêt pour leurs «clients»: «Ils essayaient de tirer un maximum d’argent pour eux afin qu’ils réalisent le rêve d’acheter une maison, de monter une affaire ou d’améliorer leurs dernières années, mois ou jours.» Selon l’activiste Cleve Jones, une bonne partie du quartier gay de Palm Springs a été bâti grâce aux assurances-viatiques: «Tous ces mecs ont vendu leur assurance et ont déménagé là pour y mourir… Sauf que maintenant, ils sont en train de refaire la déco.»
Révolution thérapeutique
Et de fait, l’âge d’or des assurances-viatiques s’est terminé avec l’arrivée sur le marché des antiprotéases et des trithérapies. Une révolution qui fait spectaculairement chuter la mortalité liée au VIH dès 1995. Vingt-trois ans plus tard, bien des investisseurs (presque toujours des épargnants privés) se désespèrent encore en attendant le décès du titulaire des assurances-vie qu’ils ont acquises. Certains se sont retournés contre les courtiers, les attaquant en justice.
Pour Sean Strub, qui a aujourd’hui 60 ans, l’idée qu’il y a quelque part aux Etats-Unis quelqu’un qui attend sa mort est quand même un peu inquiétante. «Qu’est-ce qui se passe s’ils s’impatientent et veulent leur récupérer leur fric?» La situation est d’autant plus troublante que les assurés savent rarement qui détient leur police, laquelle a pu changer de mains plusieurs fois. En attendant, ils reçoivent encore de la part de leurs courtiers, environ deux fois par an, des cartes postales avec des messages du genre «Nous espérons que tout va bien pour vous». Henry Scott, un autre assuré, appelle cela les lettres «Pas encore mort?». Tant pis pour eux, rigole-t-il: «Finalement, ils auraient mieux fait d’acheter des actions d’Apple.»