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Une bluette gay pas si inoffensive

Des millions d’internautes chinois ont réagi à la mise au ban d’«Addicted», une web-série romantique entre deux lycéens.

«Addicted»? Au mois de février dernier, cette web-série à thématique gay a fait de sacrées vagues sur l’internet chinois – dont les grandes plateformes de diffusion et les réseaux sociaux sont presque entièrement coupés du reste du monde. Voyez les chiffres: 10 millions de visionnements le jour du lancement, et surtout 110 millions de commentaires et réactions lorsque l’Administration générale de la presse, de l’édition, de la radiodiffusion, du cinéma et de la télévision a ordonné le retrait d’«Addicted» des principaux sites de streaming du pays, jugeant le contenu de la série inadapté et inadéquat.

https://www.youtube.com/watch?v=yRrK0H2ya7o

Le scénario, déployé sur 15 épisodes, se veut simple et efficace: deux lycéens, Gu Hai et Bai Luoyin, l’un riche, l’autre désargenté, se découvrent des sentiments réciproques sur fond d’uniformes scolaires et de classe de sport. Il s’avérera que leurs deux familles sont liées d’une étrange façon…

Construit selon les codes du BL ou Boys Love japonais, «Addicted» (aussi appelé «Addiction» ou «Heroin») joue au maximum la carte de la bluette romantique. Les ingrédients habituels du BL sont au rendez-vous: lente progression vers l’acceptation d’une attirance atypique, résistance du uke (le passif mignon et fragile), bienveillance taquine du seme (l’actif davantage sûr de lui).

Stéréotypes
Mais là où les Boys Love nippons mettent en scène un uke efféminé, parfois enfantin, les lycéens chinois d’«Addicted» font preuve tous deux d’une masculinité affirmée. Pour Guo Lifu, membre du Beijing LGBT Center et étudiant chercheur à l’Université de Tokyo, cette différence s’explique par les publics visés. «Tandis que les BL s’adressent aux fujoshis japonaises, autrement dit les femmes hétéros fans d’histoires amoureuses entre garçons, Addicted a séduit plus particulièrement le public gay chinois.» Et Lifu de souligner combien cette série renvoie une image très normative de l’homosexualité: les deux héros principaux évitent soigneusement d’avoir l’air «tapette», et à plusieurs reprises le couple secondaire formé par Yang Meng et You Qi, plus féminin, plus pétillant aussi, est décrit comme faible ou sissy.

Reste que le buzz généré par «Addicted» est inédit. «Sur les réseaux sociaux, au moment de l’interdiction, je ne voyais circuler que des photos de la série», poursuit Lifu. A ses yeux, le retentissement international provoqué par l’application de la censure constitue une première (par le passé, d’autres programmes à thématique LGBT comme «U can U Bibi» ou «Mama Rainbow» ont été bannis en Chine, mais sans pareil écho). Un temps moins réglementé que d’autres médias, le Web chinois a offert un espace d’expérimentation aux réalisateurs plus audacieux, éventuellement intéressés par les thématiques gay. «Mais cette visibilité de contenus LGBT a finalement attiré l’attention de l’administration, qui a émis de nouvelles régulations, précisant explicitement que l’homosexualité est à proscrire», commente Lifu. Malgré la pression accrue, le jeune homme voit là un terrain nouveau de lutte et de revendication pour les associations. C’est que, depuis la dépathologisation de l’homosexualité dans les années 1990, la Chine ne possède plus d’appareil répressif manifeste envers les gays et lesbiennes.

Impensable coming-out
Dans les faits, pourtant, la situation demeure très difficile. Contacté par e-mail, Muhan, jeune étudiant de 24 ans, décrit les choses ainsi: «Même si une minorité de jeunes sont plus tolérants, la génération née dans les années 1950 et 1960 reste très fermée d’esprit. Personnellement, je ne peux en aucun cas imaginer faire mon coming-out auprès de mes parents.» Ce d’autant plus, précise-t-il, que la politique de l’enfant unique fait peser sur les épaules des filles et des fils en particulier le poids d’une descendance vitale à la continuation de la lignée familiale.

Lifu, out auprès de ses amis mais pas auprès de sa famille, partage ces impressions. Si le coming-out dans les cercles professionnels et relationnels lui apparaît éventuellement possible, il fait état de nombreuses thérapies de conversion mises en œuvre par les parents lorsqu’ils apprennent l’homosexualité de leur enfant.

Une série comme «Addicted» ne changera pas la situation du jour au lendemain, mais elle aidera peut-être à faire évoluer le cadre du débat. Aujourd’hui, les groupes LGBT chinois sont reconnus presque exclusivement dans les champs de la santé publique et de la lutte contre le VIH, ce qui a pour effet de masquer les questions de droits humains et de laisser les femmes lesbiennes dans l’ombre, note Lifu. Avec un déplacement de l’attention vers l’arène médiatique, viendra peut-être le temps de considérations plus politiques et identitaires.