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Il y a 20 ans, la tragédie du Moderne

Il y a 20 ans, la tragédie du Moderne
Le cinéma du quartier Sous-Gare est toujours là.

Un soir de février 2002, un jeune père de famille avait ouvert le feu dans l'antique cinéma X de Lausanne. Bisexualité, porno, possession, meurtre et suicide... l'affaire avait donné lieu à de curieux amalgames.

Sa silhouette, visible du train lorsque l’on arrive de Genève, semble anachronique. Le Moderne, c’est un cinéma de quartier comme il s’en construisait au début des années 1920 – une petite pâtisserie architecturale vouée au divertissement des familles. Mais au début des années 1970, les films français cèdent leur place aux productions érotiques, «polissonnes» disaient les programmes de l’époque. Dès la décennie suivante, la salle se convertit plus franchement au porno, en s’adjoignant un vidéo club.

Ce que peu de Lausannois·e·s savent, en ce début d’année 2002, c’est qu’au Moderne, le spectacle n’est pas forcément sur l’écran. Le bâtiment abrite des rencontres fugaces entre hommes, parfois tarifées, souvent peu assumées par les protagonistes de ces curieux bals qui se déroulent entre les sièges, les toilettes et les cabines de visionnement. Cédric est de ceux-là. Il est environ 18h, ce mardi 19 février, quand ce jeune Vaudois de 25 ans pénètre dans la salle et y tire une dizaine de balles avec son arme de service. La fusillade est déjà terminée quand la police intervient. Il y a deux morts. Un comptable de 41 ans a été abattu à bout portant (on apprendra par la suite qu’il était sans doute entré dans le cinéma pour y porter secours). L’autre est Cédric, qui a retourné son fusil militaire contre lui. Deux spectateurs ont été blessés, dont un grièvement.

«Il n’aurait jamais tiré dans une boulangerie.»

Peu à peu, la presse locale dresse le portrait de l’auteur de la fusillade: un tout jeune père de famille, maçon au chômage. Bisexuel, il fréquentait le Moderne, où il se prostituait occasionnellement. Le jeudi, Le Matin décroche un scoop: «La femme du tueur dit tout». Carmen, c’est son nom, met la tragédie sur le compte de la «dérive» sexuelle de son compagnon, qui faisait «n’importe quoi avec n’importe qui» dans les «tasses» et saunas lausannois. «Il est tombé malade, pas du sida, mais de cette lutte entre ses pulsions et la vie normale.» Le malaise se renforce dans la suite de l’interview. La jeune femme de 22 ans prétend que Cédric aurait ouvert le feu «pour faire réfléchir les familles. Tout ces gens qui vont là-bas qui ne disent rien à leur femme vont le faire après ce geste. Il n’aurait jamais tiré dans une boulangerie.» La prostitution, l’homosexualité, la pornographie était «tout ce qu’il détestait désormais» – une détestation que la jeune femme dit partager, décidée à se battre «contre cette société qui tolère cette dérive vers la déchéance».

«Homosexualité = perversion = malheur»
Ces propos choquent bon nombre de lecteurs, qui reprochent au Matin sa complaisance. «Mais de quel message votre média se fait-il le relais en balançant que la maladie du criminel (interprétation par la veuve de son identité sexuelle) est la cause d’un crime aussi inacceptable?» écrit l’un d’eux. «Rien de permet au lecteur de relativiser des propos qui nous encouragent à faire le raccourci homosexualité = perversion = malheur. Alors que tant de gens, à commencer par l’auteur de ce drame, auraient eu besoin d’entendre l’inverse! En particulier, de comprendre qu le pire ennemi de chacun(e) d’entre nous est la haine de soi…», dit un autre courrier de lecteur cosigné des responsables des associations Pink Cross, VoGay et InfoBi.

La justice ne va pas tarder à s’intéresser à Carmen. C’est elle qui avait déposé Cédric en voiture devant le cinéma. Auparavant, elle l’avait vu chercher son arme et la charger, puis écrire des lettres d’adieux. Elle sera inculpée quelque mois plus tard, notamment pour «instigation à assassinat», passible de la perpétuité.

Culpabilisation
L’Hebdo revient sur l’affaire début 2006, peu avant l’ouverture du procès, redonnant la parole à Carmen. Celle-ci en remet une couche sur la bisexualité de Cédric, source de tous ses maux. «Nous en parlions tous les jours, j’étais traumatisée. Il voulait que j’appelle un exorciste», raconte-t-elle. Elle ajoute qu’il était obsédé par l’idée qu’il pourrait abuser de son fils. Mais chez les proches de Cédric, on parle surtout de la dégringolade du couple, de leur décrochage professionnel, de leur appartement transformé en capharnaüm, de leur consommation de stups, de leurs disputes violentes. Le père de Cédric répète que la bisexualité de son fils n’a jamais été un problème. «Il nous en a parlé. Carla le poussait à raconter les détails les plus intimes de ses pratiques et le culpabilisait. Elle n’arrêtait pas de répéter: ‘Maintenant dis!’» Des propos qu’il répétera à l’audience: «Elle l’avait lobotomisé.» Le procureur général finira par plaider l’acquittement au bénéfice du doute après trois jours d’audience. Carmen n’écopera que d’une peine avec sursis pour possession de drogue, même si tout le monde semblait s’accorder sur sa responsabilité morale accablante.

Comme pour d’autres attaques – on pense à celle de Zoug quelques mois plus tôt, ou au massacre du Pulse à Orlando (USA) treize ans plus tard – les motivations profondes de la tuerie du Moderne resteront sans doute un mystère. La salle, elle, a rouvert quelques semaines après la tragédie, comme un défi à l’histoire. Indifférente à la banalisation du X sur internet, à la libération gaie, à l’avènement des rencontres virtuelles et même au Covid, sa couronne de néon brille toujours au-dessus de l’entrée.