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Mythologies queer des Philippines

Mythologies queer des Philippines

Sur l’île de Mindanao, un trio d’artistes revisite les mythologies précoloniales pour mettre en valeur leur potentiel queer oublié. Résultat: Diwata, une série graphique d'une troublante beauté. 

Décembre 2020. Dans la petite ville de Nabunturan, aux Philippines, en pleine pandémie, dans un petit studio de fortune équipé d’une unique ampoule, un trio d’artistes s’affaire. Nati Xantino tient l’appareil photo, Renz et Ram Botero se relaient pour jouer les modèles et orienter l’ampoule, se maquiller et s’habiller mutuellement. Les costumes et les décors sont faits à partir de matériaux récupérés dans leur quartier: plantes, branches, rideaux, couvertures, chutes de tissu… L’auréole est réalisée avec une assiette! Puis Natu superpose numériquement différents plans. Tout a été réalisé en cinq jours, entre 21h et minuit, après la sortie du travail. Un assemblage hétéroclite de récup’ et d’art numérique réalisé avec en poche une bourse de 20’000 pesos (360 francs).

Les trois artistes queer remettent en cause le rôle libérateur et civilisateur de la colonisation (par l’Espagne, puis les États-Unis) du pays aux 7000 îles. Dans la société philippine traditionnelle, homosexualité et travestissement étaient fréquents et acceptés et certaines personnes transgenre jouaient un rôle spirituel important. «Les mythologies nous permettent de comprendre comment les peuples pensent leur relation au monde, explique Ram Botero. Les colonisateurs ont rabaissé nos croyances, brûlé nos chamanes et nos prêtresses. Ils ont imposé la binarité de genre. On a dit aux personnes trans* qu’elles étaient des anomalies, des abominations de la nature. Dans les Philippines précoloniales, les divinités se transformaient, certaines étaient agenrées, ou à la fois masculines et féminines. La variété de genre était révérée: comment aurions-nous pu discriminer les personnes queer?»

Diwata, le nom de ce projet photographique sur l’héritage queer des divinités précoloniales, signifie «divin», «céleste». Les colonisateurs étasuniens en ont fait un terme péjoratif pour parler des personnes queer. «Nous revendiquons ce terme comme non péjoratif, comme un terme spirituel, dans une démarche d’empowerment», explique Ram.

Créer dans un contexte répressif
Ce travail de réappropriation s’inscrit dans un contexte très tendu. La «guerre contre la drogue» du président Duterte a fait des dizaines de milliers de morts depuis 2016. Pourtant «de nombreuses personnes queer ou indigènes soutiennent Duterte», souligne Ram. «Candidat à la présidence, celui-ci avait promu les droits LGBTIQ+. Mais une fois arrivé au pouvoir, il a abandonné toutes ses promesses.» Malgré cela, beaucoup continuent à s’identifier au leader populiste, non issu de l’establishment de la capitale. Duterte s’affiche facilement en train de rigoler avec des personnes queer. Mais il n’a rien fait pour faire avancer leurs droits. Le Congrès a essayé de faire passer un projet de loi pour une plus grande égalité de genre dans les écoles et au travail. Mais le Sénat l’a rejeté à grand renfort de déclarations LGBTQIphobes. De plus, les communautés souffre comme le reste de la population du climat de terreur imposé par les meurtres à grande échelle dans la «lutte contre la drogue». Dans ce contexte, continuer à revendiquer la liberté de créer et de contester l’ordre établi demande du courage.

Un travail intersectionnel
Renz Botero et Natu Xantino, en couple à la ville comme à l’atelier, cultivent une œuvre artistique originale, qui met souvent en scène le·la premier·ère sous l’œil photographique du second, à base de photos distordues numériquement pour créer des chimères très queer, dans un style que Natu nomme «néo-surréalisme». Ram Botero (sœur de Renz) mêle depuis longtemps genre et enjeux coloniaux dans ses créations artistiques en s’appuyant sur les mythologies des peuples indigènes philippins. En 2019, elle réalise un court-métrage, In Limbo – Pamalugu. On y voit un poète, un guérillero marxiste et une femme trans* (Ram elle-même) dialoguer dans les limbes après leur mort en contemplant leur vie passée: une légende directement inspirée de la mythologie du peuple philippin Matigsalug.

«Je peins des autoportraits parce que je suis la personne que je connais le mieux», confie la trentenaire, qui se met régulièrement en scène elle-même dans ses œuvres. Elle cite volontiers Frida Kahlo en l’agrémentant de son expérience personnelle: «J’explore mes propres luttes en tant que femme trans* d’un pays du Tiers Monde, commente Ram. En tant qu’activiste, je suis consciente des autres luttes, mon travail est intersectionnel. Mais je ne peux pas faire de l’art à propos des luttes indigènes. Elles et eux seul·e·s peuvent parler de leur expérience. J’utilise le cadre mythologique pour aborder dans mon art les questions de genre et de colonialisme: de quelle manière la colonisation a-t-elle transformé la vision du genre de la société dans laquelle je vis?»

Le projet Diwata nous permet de partir à la découverte de divinités philippines qui défient la binarité de genre héritée de la colonisation. Sidapa, dieu de la guerre, et Bulan, une divinité lunaire, se sont aimés et sont partis vivre ensemble au sommet d’une montagne. Dans la mythologie de peuple Sulod, la puissante déesse Nagmalitung Yawa s’est transformée en homme pour ne pas blesser la masculinité du héros Humadapnon, qu’elle venait libérer des griffes d’une autre déesse. Makapatag-Malaon, la déité suprême de la société pré-coloniale Waray, est simultanément un homme et une femme. Son côté destructeur est attribué à son versant masculin, son côté bienveillant à son versant féminin. De nombreuses déclinaisons de la figure de la sirène existent dans la mythologie philippine. Son humanité et sa féminité ne sont pas définies par ce qu’il y a entre ses jambes (après tout, elle n’en a pas). À travers ce travail artistique qui revisite les mythologies avec les moyens techniques de la modernité, «nous voulons que notre place dans l’Histoire soit reconnue», conclut Ram.

Diwata a été exposé en ligne lors du Southeast Asian Queer Cultural Festival, et à l’Art Space Tetra de Fukuoka au Japon. Bientôt en Europe?