Le procès des victimes
Dans l’après-guerre, la Suisse a été pionnière dans la dépénalisation de l'homosexualité. Ce qui n'a pas empêché le flicage de la communauté, notamment à la suite d'un double crime, en 1957, qui a brutalement mis fin à une période où Zurich était la capitale gay de l'Europe
Mercredi 25 décembre 1957. Ce soir de Noël est plutôt calme au guichet Swissair de la gare de Zurich. Devant son télex, Ernst Rusterholz est chargé d’assurer le transfert en autobus des voyageurs et de leurs bagages jusqu’à l’aérodrome de Kloten. Il est déjà tard quand l’élégant employé finit son travail et rentre chez lui. À mi-chemin entre la gare et son appartement de la Nüschelerstrasse, le quadragénaire a l’habitude de s’arrêter aux «tasses» de la Bahnhofstrasse. Ce soir-là dans les pissoirs, il y a un petit mec, basané, musclé, du genre qui ne se fait pas prier, moyennant quelques billets. Ernst comprend qu’il est Italien, et l’aborde dans sa langue. Ça te dirait de monter chez moi boire un cognac? Sa vie s’arrête quelques heures plus tard, crâne et trachée fracassés à coups de réveil-matin.
Ce meurtre, dont le récit s’étale bientôt dans les journaux, fait écho à un autre fait divers sanglant, six mois plus tôt: la mort du compositeur Robert Oboussier, 57 ans, poignardé chez lui. Une enquête rapide permet d’arrêter un suspect: Walter Siegfried, un gamin de 18 ans que le maestro avait ramassé à l’arboretum du Mythenquai, autre lieu de la drague et de tapin homosexuels, au bord du lac.
Une certaine tolérance
La Suisse passe à l’époque pour un havre de liberté pour les homos européens – dont ceux ayant fui le nazisme comme Oboussier. Contrairement à l’Allemagne ou à la France, ici règne une certaine tolérance depuis la révision du Code pénal en 1942. Une association y a même de discrètes activités: le Kreis, fondé en 1930, qui édite une revue envoyée dans le monde entier et organise des soirées très courues.
Ce microcosme est florissant, jusqu’à ce que ces meurtres mettent en lumière le petit marché de la prostitution masculine, qui elle est illégale en Suisse. La presse parle ainsi de «pulsions perverses» d’Oboussier envers un mineur de 18 ans (la majorité est alors fixée à 20 ans). Le journal communiste Vorwärts qualifie même le musicien de «porc» et dénonce l’absence tragique» de protection étatique de la jeunesse. Le public est scandalisé, et plus encore quand on lui révèle l’existence du Kreis, décrit par la Zürcher Woche comme une «société secrète d’individus aux dispositions anormales». L’amalgame est vite fait, comme le raconte l’historien Étienne Delessert dans son passionnant essai Sortons du ghetto: Histoire politique des homosexualités en Suisse, 1950-1990, sorti au printemps dernier. «Ils voient dans les hommes homosexuels adultes la cause de l’augmentation de la prostitution, selon une logique voulant que la demande incite l’offre.»
«Victoire de l’humanité»
Avec le cas Rusterholz, le si discret employé de Swissair, une bonne partie de la presse prend résolument le parti du meurtrier, Ludovico Rinaldi, ouvrier de 24 ans arrêté quelques jours après le meurtre. Lors de ses procès, l’immigré bergamasque jure qu’il est attiré par les femmes. Certes cette nuit-là avait-il accepté de se faire payer une prestation sexuelle, mais pas de subir une pénétration anale, ce qui l’aurait rendu fou de rage. L’explication – sorte de gay panic defense avant l’heure – convainc. Au terme de son procès en appel, le jeune Italien écope d’une peine avec sursis et retrouve aussitôt la liberté, après 15 mois de préventive. «Victoire de l’humanité», titre le magazine Sie+Er, qui qualifie Rinaldi de «victime de la victime».
Walter Siegfried, meurtrier de Robert Oboussier, aura moins de chance. Son passé de délinquant précoce, le fait qu’il s’était évadé d’une maison de correction au moment du crime et surtout son activité de racolage actif pèsent lourd au moment du verdict: 10 ans de prison. Au terme du procès, un élu réclame cependant l’inculpation d’une vingtaine de clients que le garçon avait dénoncés au cours de l’enquête.
De fait, le tintamarre médiatique ne laisse pas les politiques indifférents. Au printemps 1958, un tract du Parti chrétien-social fustige l’«épidémie d’homosexualité» qui sévit à Zurich et «menace la jeunesse». L’appel à la rééducation morale est reçu 5 sur 5 par la police, qui multiplie les descentes dans les parcs et bars, avec des arrestations massives. La Ville interdit la danse entre hommes, mettant fin aux célèbres bals du Kreis. La peur s’installe au sein du club, dont les membres redoutent de voir leur homosexualité révélée au grand jour au risque d’anéantir leur famille et leur carrière professionnelle, comme le raconte le film Der Kreis de Stefan Haupt (2014). L’étau ne se desserrera qu’à la fin des années 1960, et encore. Le fichage des homosexuels durera dans le canton de Berne jusqu’à… 1990.