Marqueur temporel
S'il ne fallait garder qu’un seul regard sur nos vies débridées en ce début de troisième millénaire, Wolfgang Tillmans serait sans doute l’homme de la situation.
Lié à chacun de ses sujets photographiques par une sincérité peu commune, Wolfgang Tillmans est probablement l’un des maîtres en la matière, ayant ébauché l’ère du #NoFilter. Impossible d’imaginer un homme au canon noir, absorbant ou mettant en scène selon sa volonté ce qu’il voudra bien offrir à un public dévot, lorsque l’on se retrouve devant ses images. Car tel n’est pas son cas. Face-à-face avec nous-mêmes et nos quasi-potes dans les plus grands musées d’Europe, bluffés par l’une de ses expositions à grand tirage, son travail est magistral.
Wolfgang Tillmans est de ceux qui possèdent ce petit truc en plus qui fait que chacune de ses photos est signée de son nom avec une nonchalance désarçonannte. Photographier à la façon d’un chasseur/cueilleur en saisissant l’essentiel sans avoir l’air d’y toucher est l’une des particularités de ce photographe si singulier dans sa simplicité. Les formats, les sujets et les modes d’accrochage se télescopent et seuls en sortiront indemnes les innocents. Son objectif fait office de sérum de vérité à échelle 1:1. À la façon des reporters du siècle passé, il glane les moments de grâce ainsi que la banalité sublimée – qui n’échappe pas à son œil averti – et nous la livre sous forme d’œuvres majeures.
Underground
Si ce n’est pas nous-mêmes qu’il capture, cela y ressemble souvent beaucoup. Ses photos cultes au légendaire Berghain de Berlin ou dans les raves londonniennes, sa cuisine en désordre ou ses médicaments contre le HIV (une boîte remplie de 17 ans de traitement), la bite de son pote ou des copines qui s’embrassent sous la douche: tout cela parle notre langue sans besoin de décodeur. Il est l’un des nôtres et nous mène allègrement à la postérité, permettant même à certains d’entre nous de finir placardés dans des musées ou nous pavanant chez Taschen en slip et chaussettes sales sur papier glacé.
L’effet-miroir en forme de coup de poing, provoqué par ce photographe du réel, nous percute par sa justesse et nous renvoie à tous les coups sur un déjà-vu salutaire, à la limite du souvenir du présent cher à Sigmund. Il s’agît d’un véritable anthropologue du temps présent qui nous livre notre propre Comédie Humaine à travers un travail intègre et spontané, particulièrement touchant, car il nous ressemble et nous tutoie agréablement. Un travail qui est tout simplement à l’image de l’artiste lui-même: généreux et sincère, ouvertement gay et clubber invétéré, globe-trotter mais aussi grand enfant. La fraîche innocence qui émane de ses images est d’ailleurs encore difficilement égalée à ce jour par des hordes de fans plagiaires, pensant qu’il suffit de s’abreuver du monde alentour grâce à un brin de technologie et que l’affaire est dans le sac. Et c’est précisément sur ce point de vue que Wolfgang Tillmans les coiffe au poteau et mérite amplement les différentes rétrospectives qui lui ont été consacrées dans les plus grandes institutions à travers le monde.
Il donne le change en faisant croire que tout est si simple et élémentaire
Notre homme est un orfèvre pure souche, et comme la plupart des grands artistes, il donne le change en faisant croire que tout est si simple et élémentaire qu’à peu près n’importe qui pourrait parvenir à un résultat équivalent. Ceci étant évidemment un énorme leurre, souvent proportionnel au talent de l’intéressé, et nombreux sont ceux qui sont tombés dans le panneau, nous offrant une œuvre sans aucun intérêt ni substantifique moelle. N’est pas Wolfgang Tillmans qui veut. Sa vision fragmentaire nous offre quant à elle un angle à chaque fois renouvelé de notre monde. Point de vue d’ensemble, car d’après lui, il est possible à un regard d’englober le «tout». «Au fond, l’étude d’un pli de tissu ou d’une irrégularité dans une surface intacte suffit pour trouver une image du tout. Tout est question de regard, d’un regard ouvert, sans peur.» Ainsi s’exprime le jeune photographe, et non pas un moine bouddhiste, comme on aurait pu le croire au prime abord.
Wolfgang Tillmans imprime ainsi l’esprit du temps avec une tonalité directe et frontale tout en abordant les thèmes liés aux modes de vie terriens, dans des styles photographiques éclectiques, tels que le portrait, le paysage, la mode, l’abstraction, les petits ou très grands formats pour satisfaire son idée fixe: relater une histoire, une narration de ses contemporains. Afin d’être toujours en connexion avec ces derniers, sa conscience humaniste dirige en permanence ses divers chemins parcourus, ses découvertes visuelles, intégrant systématiquement le monde qui l’entoure dans ses séries sans aucune frontière entre le réel et ses images. Depuis plus d’une vingtaine d’années Wolfgang Tillmans a donc vaillamment exploré le domaine de l’imagerie photographique bien plus en profondeur que n’importe quel autre artiste de sa génération. De clichés de ses amis en after à des images abstraites réalisées dans une chambre noire sans appareil photo ou des œuvres élaborées avec une photocopieuse, il a poussé l’art photographique au-delà de ses limites à bien des égards.
Vision singulière
Tillmans s’est à présent détourné de l’exploration introspective et systématique du medium photographique qui l’a occupé pendant plusieurs années pour braquer son objectif sur le monde, de Berlin, Londres ou Nottingham à la Terre de Feu, en passant par la Tasmanie, l’Arabie Saoudite et la Papouasie Nouvelle-Guinée. Le résultat de ces pérégrinations photographiques est une puissante vision singulière de la vie sur Terre dans diverses parties du monde actuel, perçu sous plusieurs angles simultanés, oscillant entre poésie pure et regard affranchi de toute émotion. Tillmans relate: «Je voyage sans but réel, sans chercher de résultats prédéterminés, en espérant trouver de la matière qui, d’une manière ou d’une autre, évoque l’époque dans laquelle je vis.»
» «Wolfgang Tillmans : 2017» à la Tate Modern de Londres jusqu’au 11 juin 2017. tillmans.co.uk