La parole LGBT peine à se faire entendre en Arménie
Lilit Martirosyan a été la première trans à prendre la parole – ou plutôt à s’en emparer – au Parlement arménien, l’an dernier. Elle a ainsi provoqué un scandale dans ce petit pays du Caucase, où les questions LGBT sont vues comme un affront aux valeurs nationales.
Erevan, avril 2019. Dans le bâtiment du Parlement, ancien siège du Comité central du Parti communiste, Lilit Martirosyan monte à la tribune. Costume gris, longs cheveux blonds. Cette jeune femme de 28 ans est la première trans à prendre la parole au Parlement. «Des gens comme moi sont torturés, violés, kidnappés, brûlés, agressés dans ce pays.» Son discours dure moins de trois minutes. Sobrement, chiffres à l’appui, elle décrit la discrimination et la persécution des Arménien·ne·s ayant une identité sexuelle différente. Tollé dans l’hémicycle. La cheffe de la session parlementaire, Naira Zohrabyan, accuse Lilit de «manque de respect». Les premiers messages de haine apparaissent sur la page Facebook de la jeune femme. Quelqu’un publie son adresse sur le Net. Une foule se rassemble devant chez elle, criant des insultes et des menaces. Lilit doit fuir à l’étranger pendant plusieurs semaines. Aujourd’hui, elle vit cachée à Erevan.
«Je dois être prudente, beaucoup de gens me détestent» Lilit Martirosyan
Un escalier étroit et sombre mène à l’endroit où nous rencontrons Lilit des mois plus tard. Murs en béton non crépi. Aucun nom au-dessus de la sonnette. Un type musclé nous regarde suspicieusement par la porte entrebâillée avant de l’ouvrir. «Je dois être prudente. Beaucoup de gens me détestent», soupire Lilit, qui porte un T-shirt noir sur lequel est imprimé «Happy» en lettres colorées.
«C’est seulement dans ta tête»
Le petit appartement est celui de Right Side, ONG pour les trans fondée par Lilit. La militante raconte un peu de sa vie: la jeunesse dans un village (non nommé pour protéger sa famille), père agriculteur, mère au foyer: «très traditionnel». Lorsque, à 10 ou 11 ans, elle est surprise en train d’essayer les vêtements de sa mère, ses parents sont horrifiés. «C’est seulement dans ta tête», lui disent-ils. «Non, je suis une femme. Je le sens», répond-elle. Lilit s’enfuit à 13 ans, gagne la capitale, où elle doit se prostituer pour survivre, car personne n’embauche de trans. Pour certains clients, Lilit et ses consœurs sont des proies facile. Elles sont régulièrement battues, maltraitées.
Pourtant, ces années sont celles d’une libération pour Lilit. Devenir majeure, vivre et s’habiller en femme. En l’absence de suivi médical, elle et ses amies achètent des pilules contraceptives pour obtenir des œstrogènes. Ses traits et son corps deviennent plus doux, plus féminins. «C’était la période la plus heureuse de ma vie», résume Lilit, «quand je marchais dans la rue, les hommes me regardaient.» Ses opérations de réassignation seront réalisées secrètement par un chirurgien venu spécialement de Russie. Toutes ses économies y passeront. Aucun médecin à Erevan ne voulait s’en charger.
Parlement «souillé»
«Je me suis enfin sentie comme une vraie femme», dit Lilit à propos de la période qui a suivi. Elle a alors pu changer d’état-civil, gagner un peu d’argent sans avoir à se prostituer, et en profiter pour fonder une organisation d’aide aux personnes trans. Jusqu’à ce 5 avril 2019, jour de son discours devant les députés. «Coupez-lui la langue!», «Brûlez-la!», «Peine de mort!» Les messages de haine et menaces de mort n’ont pas cessé depuis. Trois jours après son intervention, des prêtres se sont rassemblés devant le Parlement pour bénir à nouveau le bâtiment, prétendument «souillé». Un élu a même appelé à l’expulsion des «pervers»: «La prison ne suffit pas. Ils devraient être brûlés».
En fait, Lilit n’aurait jamais dû parler de la situation des trans à la tribune. Officiellement, l’audience parlementaire portait sur les droits des enfants, et les ONG étaient invitées à intervenir. «J’avais appelé le secrétariat du Parlement et je m’étais simplement inscrite», raconte Lilit. Quand elle s’est installée au micro, personne ne savait qu’elle allait briser un tabou.
Quiconque cherche une explication à la haine des trans* en Arménie se heurte à un mur. Naira Zohrabyan, présidente de la Commission des droits de l’homme, accepte, puis annule son entretien. Le politicien partisan de l’expulsion des «pervers» décline toute interview.
Premier État chrétien sur Terre
Sans doute ce sujet ne cadre-t-il pas avec l’image moderne et européenne que veut se donner l’Arménie auprès des étrangers, celle d’une «Silicon Valley de l’ex-Union soviétique». Erevan ressemble d’ailleurs à toutes les métropoles occidentales. On y réserve son taxi sur une app, sirote un verre de vin dans des cafés aussi chics et branchés qu’à Paris ou à Londres. Mais à quelques kilomètres de la capitale, l’autre Arménie commence. Un pays de seulement 3 millions d’âmes, au PIB par habitant inférieur à celui du Swaziland ou du Guatemala. Un pays conservateur qui se dit fièrement le premier État chrétien sur terre.
«Les transsexuels ne doivent pas exister dans une société. Les enfants ne doivent même pas apprendre leur existence» Ghazar Petrosyan
Robe noire, barbe poivre et sel, Ghazar Petrosyan était l’un de ces prêtres orthodoxes qui avait réclamé la peine de mort pour les transsexuels à la télévision. Il saisit la main du journaliste, veut d’abord savoir si l’on est «normal», c’est-à-dire marié à une femme. Pour lui, «une relation sexuelle ne peut exister qu’entre un homme et une femme. C’est ainsi que Dieu a fait le monde.» Après la messe, il nous invite dans la petite salle paroissiale devant du café et des biscuits. «C’est un péché contre Dieu de changer de sexe», clame Petrosyan. Sa voix devient plus forte, il cite une demi-douzaine de passages de la Bible, exige qu’on les note tous. La peine de mort? Le prêtre se ravise, et demande plutôt que le changement de sexe soit considéré comme un crime, «passible de quatre ans de prison». S’agit-il seulement d’une opinion individuelle extrême, comme un porte-parole de l’Église arménienne tentera de nous l’expliquer plus tard? À quelques rues de l’église de Petrosyan, nous rencontrons Ishkhan, comptable à la retraite. Il nous invite amicalement à nous asseoir à l’ombre de ses noisetiers. Des transsexuels en Arménie? «Inimaginable», dit-il. Puis il parle de la guerre avec l’Azerbaïdjan. «Les musulmans ont six enfants et plus», explique-t-il. Comment pourrait-on autoriser l’amour entre personnes du même sexe qui ne conçoivent aucun enfant?
Officiellement, le changement de sexe et les relations homosexuelles ne sont plus interdits en Arménie. Depuis 2015, les transsexuels peuvent aussi faire changer leur prénom sans modifier le sexe inscrit dans leur passeport. Mais le rejet des personnes ayant une identité ou une inclination sexuelle différente est encore profondément ancré. Seuls 3% des Arméniens pensent que l’homosexualité est acceptable, selon le Pew Research Center. Pour les transsexuels, la tolérance est encore plus faible, disent les personnes concernées.
À l’été 2018, les habitants du village de Shurnoukh avaient attaqué un groupe de jeunes LGBT qui s’étaient rencontrés dans une maison privée. Pendant plus d’une heure, ils avaient été poursuivis dans les rues. Six avaient été tabassées sans qu’aucun des assaillants ne soit arrêté. Comme les autorités ignorent le plus souvent les actes de violence, les statistiques manquent. Un manque que Right Side tente de combler. Au cours des sept premiers mois de 2018, l’ONG a révélé 123 agressions, menaces et abus contre des trans dans tout le pays.
Un taser dans le sac à main
Cette violence, Monica, l’a vécue à plusieurs reprises. L’an dernier, un groupe d’individus avait tenté de lui arracher sa jupe en pleine rue. «Prouve que tu es une femme!», lui avaient-ils crié. Elle avait alors sorti son taser de son sac à main pour tenir ses agresseurs à distance. Peu après, des policiers l’ont embarquée. Aucun de ses agresseurs n’a été inquiété, se rappelle la jeune femme de 25 ans, presque amusée en racontant la scène à la terrasse d’un café.
Pendant l’interview, le serveur et d’autres hommes la pointent du doigt en riant. Monica ignore ces moqueries, qu’elle subit presque quotidiennement. Elle a des blessures beaucoup plus profondes. Depuis qu’elle a décidé, à l’âge de 18 ans, de vivre en tant que femme, ses parents et ses frères et sœurs refusent tout contact, dit-elle. Comme elle ne peut pas non plus trouver de travail, elle est dépendante du «soutien de certains hommes». Elle n’en dira pas plus.
«La haine est devenue une partie de notre tradition nationale. Si vous ne haïssez pas, c’est que vous n’êtes pas vraiment Arménien.» Mamikon Hovsepyan, de Pink Armenia
Repoussoir
Malgré la «révolution de velours» de 2018, qui a amené au pouvoir Nikol Pashinyan, considéré comme un libéral progressiste, la situation des trans et des LGBT en général ne s’est guère améliorée en Arménie. Mamikon Hovsepyan inspire profondément avant de répondre aux questions. À 37 ans, il connaît le sentiment d’être exclu de la société et régulièrement menacé. Il est l’un des rares hommes vivant ouvertement son homosexualité dans son pays, où il dirige l’association Pink Armenia. «La haine est devenue une partie de notre tradition nationale. Si vous ne haïssez pas, c’est que vous n’êtes pas vraiment Arménien.» L’activiste parle de l’influence de l’Église et des forces réactionnaires qui exploitent les questions LGBT comme repoussoir afin d’empêcher la poursuite de la démocratisation du pays. Hovsepyan évoque le «niveau global élevé de sexisme» dans la société qui sacralise le rôle dominant de l’homme. Que quelqu’un abandonne ce statut en tant qu’homosexuel ou transsexuel est incompréhensible pour beaucoup, dit-il. «Au fond, ils se sentent menacés dans leur position.»
Meline Daluzyan était une femme qui avait tout accompli. En 2007, à l’âge de 19 ans, elle avait remporté le premier de ses deux titres de championne d’Europe d’haltérophilie. Sa victoire, le premier titre individuel d’une Arménienne, avait fait d’elle une héroïne nationale. Les photos de cette époque montrent la jeune femme avec un drapeau arménien et la médaille d’or autour du cou. Mais dans son cœur, Daluzyan a toujours su qu’elle était trans. «Dès la maternelle, j’ai réalisé que j’étais né dans le corps de quelqu’un d’autre», a déclaré dans une interview ce jeune homme d’aujourd’hui 31 ans, et qui s’appelle désormais Mel. Lorsqu’il assiste à une conférence LGBT à Erevan en 2015, le public est sous le choc. Daluzyan, qui était une vedette dans le rôle de la sportive Meline, adorée par tout le pays, se retrouve conspué, insulté et menacé en tant que Mel. «Une honte nationale», selon les mots de Pashik Alaverdyan, responsable de la fédération nationale d’haltéro – philie, pour laquelle Mel a remporté tant de médailles.
Partir… ou pas
La société patriarcale se sent attaquée. Une société qui ne tolère pas de déviation de la norme et se retourne contre les faibles. Contre les personnes vulnérables à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre différentes. Contre des gens comme Mel, Monica et Lilit. Quel avenir ont-ils dans leur pays? Mel n’a vu que la fuite comme seul salut. «Il y avait tellement de négativité. Je n’ai même pas pu trouver de travail comme entraîneur dans un lycée», dit le multiple médaillé. Après une tentative de suicide, il vit aujourd’hui aux Pays-Bas et tente de construire sa nouvelle vie d’homme. Monica a un rêve. «Depuis que je suis petite, je veux être mannequin», dit-elle. Récemment, on lui a proposé un casting dans la version ukrainienne d’«America’s Next Top Model». Mais à cause du coronavirus, le voyage a été annulé. Avec des yeux brillants, elle parle de sa passion pour les griffes internationales comme Gucci, Versace et Dolce & Gabbana. «Mon but est de devenir le visage des femmes trans.»
Lilit, elle, compte bien rester en Arménie. Lorsqu’elle a dû fuir après l’épisode de l’audition au Parlement et qu’elle est restée en France pendant deux semaines avec l’aide de diplomates français, elle a envisagé de rester à l’étranger pour toujours, raconte-t-elle. Puis elle est retournée à Erevan. «Je ne veux pas devenir une réfugiée. C’est aussi mon pays. Mes ami·e·s vivent ici et continuent à être victimes de discrimination.» Chaque jour, elle rencontre ses camarades dans son petit bureau pour offrir des informations et de l’aide à d’autres personnes transgenres. Selon elle, que faut-il changer? «Il n’y a pas de lois pour nous protéger. Il n’y a pas d’hormones pour nous. Il n’y a pas de médecins ni de cliniques pour nous opérer.» Lilit veut se battre pour cela et continuer à faire entendre sa voix.