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«My Kali», la revue qui parle arabe à la première personne

«My Kali», la revue qui parle arabe à la première personne
Khalid Abdel-Hadi Photo: Abduallah Dajan/DR

Le webzine est le seul à perdurer dans le paysage médiatique LGBT au Moyen-Orient. Son fondateur, Khalid Abdel-Hadi, a fait de «My Kali» un outil d’expression racé, aussi personnel que politique.

«En Jordanie et dans tout le Moyen-Orient, la place d’un média communautaire est essentielle parce que nous avons un double combat à mener: lutter contre le sensationnalisme déshumanisant proféré par nos ennemis intérieurs envers la communauté, mais aussi nous protéger de l’impérialisme culturel qui tend à vouloir imposer de l’extérieur des normes occidentales, et figer chez nous les personnes LGBT dans un statut de victimes». C’est le message que lançait il y a quelques jours Khalid Abdel-Hadi sur la scène parisienne des Out d’Or, invité à remettre un prix au quotidien «El País» pour une de ses enquêtes sur la visibilité des lesbiennes en Espagne.

Plateforme inclusive
Ce combat oriental, «My Kali» en est l’incarnation numérique depuis un peu plus de dix ans. Le bimestriel est publié sur un site dont la ligne affiche un goût prononcé pour la photographie, la musique et la mode. Les articles y brassent politiquement des questions de fond sur les identités, le féminisme, les genres et les sexualités: l’identité de groupe est-elle un nouveau dogme? Globaliser le placard: est-ce que le coming-out est un concept occidental? Le hijab est-il un mythe urbain? Pourquoi les Palestiniens ont-ils si peur de l’homosexualité?

Des politiques de la représentation dans l’écriture académique à la post-masculinité, «My Kali» se veut donc analytique dans ses choix éditoriaux et visuellement attractif, inclusif mais conceptuel, et surtout, éclairé par des contributions extérieures. «On n’a pas suffisamment couvert les questions trans* jusqu’à aujourd’hui, explique Khalid Abdel-Hadi, le numéro d’été s’intitulera Frontières, Mouvement et Transitions», jouant des liens entre territoires intimes et géopolitiques. «Pour varier les points de vue, nous avons fait un appel à contributions. Il y a de plus en plus répondant sur les réseaux sociaux. On voit que les gens veulent s’engager, traduire, éditer, corriger, écrire.»

Assumer le «je»
Khalid n’a que 17 ans lorsqu’il lance le magazine de façon très intuitive, sans ressources. Passionné d’art et de publications, le jeune esthète confesse d’ailleurs un rapport initial assez superficiel à l’objet. Pour être lu, il faut que ce soit beau. Une exigence esthétique qui continue de guider le titre. Personne ne parlait d’homosexualité publiquement, même dans la capitale, Amman, où il grandit dans un milieu plutôt privilégié, imprégné de culture occidentale. «Je n’arrivais pas trop à m’identifier à ces récits, donc ouvrir mon propre magazine était un besoin naturel de représentation».

«J’ai souffert de ne pas pouvoir vraiment posséder mes propres pensées. Je crois qu’à l’origine j’ai vraiment un enjeu avec la notion de propriété. Pour une fois, je voulais que quelque chose m’appartienne»

«My Kali» est le diminutif de son prénom, Khalid, «immortalité» en arabe. Ce clin d’œil n’est pas seulement le credo d’une génération qui vit sur internet où rien ne disparaît jamais. La plateforme vient d’abord d’une urgence existentielle à la première personne. «Chez nous, on s’identifie beaucoup à un nous. C’est pesant d’être identifié à l’échelle d’un groupe tout le temps. Il n’y a rien qui me reliait à mon individualité. Sans espace individuel, j’ai souffert de ne pas pouvoir vraiment posséder mes propres pensées. Je crois qu’à l’origine j’ai vraiment un enjeu avec la notion de propriété. Pour une fois, je voulais que quelque chose m’appartienne.»

En terrain occidental, où se manifeste davantage la peine à penser en commun face à la valorisation du désir personnel, cette parole renversée qui assume son individualisme paraîtrait presque audacieuse. Mais par ce travail de visibilité, prendre possession d’un espace tel que «My Kali» contamine celles et ceux qui viennent immortaliser leurs récits sur ses pages, comme cet Imam émigré au Canada après son coming-out sur une chaîne YouTube. Et de former ainsi une nouvelle communauté.

Lutter pour exister
Il arrive que le noyau dur de l’équipe virtuelle, désormais composé de cinq d’autres revues qui disparaissent sous la menace, comme ce fut le cas pour une revue LGBT égyptienne en 2016. Elle n’avait duré qu’un mois. Nombre d’initiatives ont vu le jour au Maroc, au Liban, en Syrie, sans forcément tenir le coup. Alors, comment «My Kali» subsiste dans la région? Celui dont les lectures oscillent aujourd’hui entre l’Orientalisme d’Edward Saïd et les pages de «Cosmo» ou du magazine «ID», y voit deux raisons. La première est l’effort pour un combat personnel: «My Kali fait partie de moi. Si le mag disparaissait, toute une partie de moi s’envolerait avec. Si je ne me bats pas pour lui, c’est comme si je ne me battais pas pour moi.» L’autre est publique, parce que le magazine est devenu une référence qui essaime au-delà de la seule communauté LGBT, et contribue à faire bouger les lignes sur ces sujets à l’intérieur du pays. Au point d’être régulièrement la cible d’attaques ouvertes de tabloïds extrémistes qui l’accusent de corrompre le lectorat.

Sans parler des stratégies de blocage sur le web. La dernière en date fut l’œuvre de la tristement célèbre députée ultraconservatrice Dima Tahboub, surnommée la «Trump en hijab». Si «au Moyen-Orient, la rumeur c’est déjà de l’info», «My Kali» contourne les écueils en s’hébergeant sur des sites sécurisés, et navigue à vue en royaume hachémite, où l’homosexualité reste légale sur le papier.

Complexe avec l’Ouest
La version arabe n’a existé qu’assez tardivement dans l’aventure éditoriale. «My Kali» ne se sentait pas prêt à atteindre tout de suite les masses, et puis «l’anglais permettait une forme de protection contre nos détracteurs», souligne Khalid Abdel-Hadi. Le site et la publication bilingues jouent désormais un rôle éducatif : «Dans la version arabe, il y a une section FAQ expliquant les terminologies LGBT. Les membres des communautés concernées répondent elles-mêmes aux questions pour donner des définitions qui leur sont propres. Ces pages sont d’ailleurs les plus visitées sur notre site.» «My Kali» est intrinsèquement obligé de se démarquer des médias occidentaux – plus puissants que ceux de la région – parce qu’il faut prendre en considérations les spécificités culturelles locales qui infusent dans la religion.

«Certains moyens de lutte à l’Ouest nous desservent, au vu du contexte dans lequel on est placé»

La sexualité en soi est un sujet très tabou. Il n’est donc pas envisageable de sexualiser des corps objets par exemple, comme c’est souvent le cas sur les couvertures de magazines gay occidentaux. «Il n’y a rien de mal à cela, mais quand on baigne dans un milieu aussi conservateur, il est très difficile de voir circuler ces images et espérer une reconnaissance ici. Ainsi, certains moyens de lutte à l’Ouest nous desservent, au vu du contexte dans lequel on est placé», poursuit Khalid. C’est aussi le cas des revendications pour le mariage homosexuel, débat impossible qui touche de trop près les contraintes religieuses. «Ici, on doit rester éloignés de la religion pour valoriser la reconnaissance de nos droits. Ça passe par le social avant tout. Pour nous, la question du mariage est une impasse.» C’est cette autodétermination qui s’exprimait dans la tribune de Khalid Abdel-Hadi, en juin dernier à Paris. «My Kali», leur combat.

» mykalimag.com