Un miroir qu’on promène le long d’un chemin
Existe-t-il plus inclusif qu’une lecture partagée? La Fureur de lire, le festival littéraire genevois, s’associe aux Créatives pour une soirée découverte autour de deux ouvrages essentiels, à découvrir d’urgence, dans sa chambre ou à la Maison Rousseau et Littérature.
On lit et on écrit chez soi, à une terrasse de café ou dans les transports publics; plus rarement entre ami·e·x·s, ou pour des inconnu·e·x·s. La lecture est une pratique intime. Pourtant, c’est elle qui nous connecte au monde. À d’autres expériences que les nôtres, à d’autres corps et d’autres langues. Parfois, au contraire, elle éclaire des nuits trop sombres, elle nous relie à des voix familières.
Dédié à la transmission du plaisir de la lecture, La Fureur de Lire, le festival littéraire genevois revient cette année avec une formule ramassée à La Maison Rousseau et Littérature, mais grande ouverte aux voix émergentes. Pour cette nouvelle édition, la manifestation dévoile une programmation pensée pour être pluridisciplinaire et inclusive, «dans tous les sens du terme, pas seulement en ce qui concerne le genre», selon sa programmatrice Elisabeth Chardon.
Les festivités débuteront avec l’artiste genevoise Kayije Kagame, dont le diptyque Sans grâce / Avec grâce avait enflammé la scène de l’Arsenic en 2020. Elle s’entretiendra avec Silvia Ricci Lempen, dont le roman Les rêves d’Anna lie symboliquement le destin de cinq femmes sur un siècle. Le même jour, la Fribourgeoise Fabienne Radi, autrice du précieux Cent titres sans Sans titre, présentera son Autobiographie de Nina Childress, artiste-peintre qui explore, entre autres, la représentation des idoles du glamour féminin. Cette année, la Fureur de Lire, ce sera aussi l’occasion d’entendre les talents émergents de l’Institut littéraire de Bienne, ou les poèmes de S. Corinna Bille, poétesse valaisanne à la sensualité organique revisitée à travers le travail de mise en musique d’Aurélie Emery.
Recueil sororal
Mais c’est la soirée du samedi 27 novembre qui retient particulièrement notre attention. Les Créatives, le festival qui «a pour mission de soutenir et mettre en lumière la création artistique des femmes et des minorités de genre ainsi que la production intellectuelle féministe» s’associe à La Fureur de Lire pour une lecture croisée de deux ouvrages qu’il est urgent de découvrir. Publiées aux éditions de L’Arche, les Lettres aux jeunes poétesses sont le nouveau bréviaire des apprenti·e·s autrices, et plus largement de tou·te·x·s celleux qui ont un cri à faire entendre; un recueil sororal où se croisent les missives de Marina Skalova, Chloé Delaume, Rim Battal ou du collectif RER Q. Un livre essentiel «où chacun·e·x d’entre elleux t’écrit depuis l’histoire qui a fabriqué son écriture, à moins que ce ne soit depuis l’écriture qui a fabriqué son histoire, (…) et depuis la nécessité qui braconne l’autorisation et bricole la vie», explique Aurélie Olivier, qui a lancé et piloté ce projet après avoir constaté le manque de représentation des femmes dans les festivals.
«Quand tu comprendras que ton histoire vaut autant que celle de n’importe qui, quand tu sentiras même la responsabilité d’écrire pour les comme-toi», invective Rébecca Chaillon dans ces Lettres aux jeunes poétesses, portée par un élan qui a dû être celui de Guy Chevalley et de Noémi Schaub quand les co-fondatrices de Paulette éditrice ont lancé un appel aux contributions en janvier 2021.
Quelques mois plus tard, Cuisson au feu de bois sortait de presse, fier premier numéro de Grattaculs, une collection consacrée aux écrits LGBTIQ+. Sous sa couverture jaune délavée se logent vingt-trois textes, micro-nouvelles, moissons festives, instantanés de vie, de deuil et de vertiges, complicités et solitudes, silences forcés, coups de gueule et coups de blues: «La majorité des personnes trans* ont souvent l’air tellement sûres d’elleux. Dans les vidéos sur YouTube, sur les comptes Instagram, dans les associations, iels disent qu’iels voulaient faire une transition depuis toujours. Comme si iels n’avaient jamais douté. Comme si la transition était seulement le fait de changer de genre. De passer d’homme à femme ou de femme à homme. Comme si les étapes étaient évidentes: rendez-vous psy, traitement hormonal, opérations», écrit Colin Glay dans Du haut d’Uranus, récit d’une torsoplatie comme acte d’affirmation de soi.
Sur la trentaines d’auteurices impliqués, iels seront six invité·e·x·s. à venir faire entendre leurs textes à la Maison Rousseau et Littérature le temps d’une soirée orchestrée par Greta Gratos. «Ces deux ouvrages amènent de la complexité, et c’est pour ça que j’ai demandé à Greta Gratos de tenir le rôle de Madame Loyale, car j’aime beaucoup le discours qu’elle défend sur le fait qu’on a le droit d’être ce qu’on veut, comme on veut. Elle est enveloppante et accueillante pour tous les parcours, elle dépasse la simple classification LGBTIQ+, c’est important pour un lieu comme la Maison Rousseau», explique encore Elisabeth Chardon. Wendy Delorme, Adel Tincelin et Camille Cornu ont participé aux Lettres aux jeunes poétesses; Ezra Sibyl Benisty, Labrini Amanda Terzidis et Thilda B ont trois textes publiés dans Cuisson au feu de bois. Ensemble, iels feront circuler l’air entre les murs de la Maison Rousseau. Iels démontreront aussi, selon la formule chère à Stendhal, que la littérature est «un miroir qu’on promène le long d’un chemin», et que les silhouettes qu’il reflète sont les visages qu’on a besoin de voir.