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Le droit de blasphémer

Dans un contexte crispé autour de la question de la laïcité, Caroline Fourest rappelle quelques fondamentaux dans «Eloge du blasphème».

C’est un fait, rien n’est jamais acquis. Six mois après les attentats du 7 janvier contre les dessinateurs de Charlie Hebdo, le consensus autour de la liberté d’expression qui semblait prévaloir dans le sillage immédiat de la tuerie parisienne se lézarde. En cause? L’émergence de voix discordantes, selon Caroline Fourest, d’argumentaires qui, sous couvert d’anti-racisme, de respect des croyances d’autrui, laissent entendre que les Wolinski, Cabu, Charb et les autres l’ont, quelque part, bien cherché. La journaliste et militante LGBT (voir notre édition d’avril 2013), qui s’est fait connaître grâce à ses travaux sur l’extrême droite et les intégrismes religieux, ne fait pas toujours l’unanimité dans le débat intellectuel français. Un débat dans lequel nous n’entrerons pas ici, estimant plus utile de privilégier la présentation des idées de fond de son dernier livre, trop souvent escamotées à l’occasion de la sortie médiatique de l’ouvrage, au profit de polémiques et de règlements de comptes d’un goût douteux.

Victimes et bourreaux
Dans «Eloge du blasphème», Caroline Fourest analyse ce qu’elle reconnaît comme une sorte de renversement du discours autour de Charlie Hebdo. Un processus insidieux qui menacerait de faire passer les victimes pour des bourreaux et vice versa. Ces «non-Charlie», ces tenants du «Je suis Charlie, mais…» sèmeraient la confusion «en confondant le fait de blasphémer avec de l’ «islamophobie» ou encore de l’incitation à la haine. Ils seraient composés de lepénistes, de gauchistes à tendance communautariste, de complotistes, mais aussi d’intellectuels soupçonneux de l’effet de masse induit par le grand rassemblement du 11 janvier, voire d’artistes jugés couards.

L’auteur ne leur reproche pas de ne pas suivre la ligne éditoriale du journal, car personne n’est forcé d’aimer le ton des blasphémateurs, mais de ne pas avoir eu le courage de défendre le droit de ceux qui se risquent à blasphémer. Car l’enjeu se situe moins au niveau des susceptibilités des uns et des autres que dans la défense d’un modèle de démocratie laïque. Ce modèle issu de la Révolution française – institué par la fameuse Loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat (dont Genève hérite en 1907) – vise moins à discriminer qu’à assurer l’égalité entre toutes les croyances dans un Etat. Il protège aussi bien les athées que les croyants en délimitant rigoureusement l’espace de la foi et celui du débat.

«Charlie rit des terroristes, Dieudonné rit avec les terroristes»

Corollaire de cette longue histoire de luttes contre l’hégémonie du sacré dans l’espace public, le blasphème en France n’est plus considéré comme un délit depuis 1881 et les lois sur la liberté de la presse. En faire l’éloge consiste, pour Caroline Fourest, à rappeler que la critique de la religion n’est pas un acte raciste, pour autant qu’elle ne contrevienne pas aux limites fixées par le cadre juridique. En France, trois lois délimitent le droit fondamental de s’exprimer librement: «La loi Pléven de 1972 sanctionnant l’incitation à la haine, celle refusant l’«apologie du terrorisme» et celle de 1990 interdisant la propagande négationniste.» C’est ce qui, selon l’essayiste, permet de distinguer la verve satirique distillée par les athées de Charlie Hebdo et la propagande de Dieudonné.

A ceux qui dénonceraient le «deux poids deux mesures» d’une justice autorisant le premier et censurant le second, l’ex-collaboratrice du journal répond que leurs discours ne se situent pas sur le même plan. Quand Charlie Hebdo décide de représenter Mahomet, ce n’est pas pour fustiger l’ensemble des musulmans ou essentialiser l’islam, mais bien épingler ceux qui l’instrumentalisent afin de répandre la violence. Tel fut l’esprit de la «une» de 2006 en réponse à l’affaire des caricatures danoises (objet d’un chapitre éclairant). On y voit le Prophète «débordé par les intégristes» s’exclamer d’un air dépité: «C’est dur d’être aimé par des cons». Illustration de ce droit nécessaire de rire du fanatisme à une époque cernée par les obscurantismes. Quant à Dieudonné, lorsque dans un passage de son film «L’Antisémite», il se représente déguisé en nazi, conduisant un camion avec Faurisson pour écraser un personnage nommé la «Sainte Shoah», il ne se moque pas seulement du judaïsme (ce qui relèverait du droit de blasphémer), mais aussi de l’extermination. La nuance est ici proportionnelle à ce qui sépare deux attitudes que l’essayiste juge radicalement opposées: «Charlie rit des terroristes, Dieudonné rit avec les terroristes. »

Mise en perspective
Livre d’actualité et de fond – puisqu’il rappelle le prix historique du modèle laïque tout en montrant l’importance de le défendre aujourd’hui – «Eloge du blasphème» permet de clarifier un débat complexe où les mots en cachent souvent d’autres. Réglant ses comptes avec diverses postures intellectuelles présentes dans l’espace public français, Caroline Fourest revient également sur le traitement médiatique des attentats dans les pays anglo-saxons où prévaut une liberté d’expression conditionnée par le respect des «totems» et «tabous» de chaque communauté. Tout le contraire d’une «approche laïque à la française [qui] croit au droit de les briser tous…»

Si Caroline Fourest a choisi son camp, c’est au nom de l’esprit des Lumières, du rire salvateur, et d’un impératif de désacralisation qu’elle juge nécessaire au vivre ensemble. Le principal écueil d’un modèle «différentialiste» à l’anglaise, qui place le devoir de ne pas offenser au-dessus de la liberté de dire, étant la censure. Car «les croyances des uns sont presque toujours les blasphèmes des autres». Alors face aux «tueurs», qu’ils se nomment Merah, Coulibaly ou frères Kouachi – auxquels d’ailleurs elle refuse fermement toute circonstance atténuante (intégration ratée, appartenance à une minorité opprimée) – Caroline Fourest réaffirme le droit au blasphème. Comme le symbole d’un modèle laïque et universaliste «où l’on continue à se parler malgré nos disputes, où les croyants et les non-croyants sont à égalité, où toutes les religions s’expriment sans privilèges, où l’on peut rire de ce qui nous fait peur et donc tenir tête, ensemble, aux plus violents».

Caroline Fourest, «Eloge du blasphème», Editions Grasset, 2015, 198 pages.