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Les amitiés sublimées de la Beat Generation

Entre histoire mythifiée d’une bande de potes et fantasmes libertaires, retour sur une épopée littéraire qui chamboula l’Amérique.

Par une journée claire et radieuse de 1945, sur le campus de Columbia University, quatre jeunes types à l’aube de la vie, posent, bras dessus bras dessous, dans une sorte de félicité partagée. Une photographie en atteste: il y a Jack Kerouac, costume cravate dépenaillé, clope au bec et air frondeur; Allen Ginsberg, dans un long impair crème, paupières closes, la mine tournée vers le soleil dans un air de béatitude; William S. Burroughs, la main ganté posée sur l’épaule d’Allen, complet cravate serré, chapeau melon et regard fendu d’un air aguicheur en direction de l’objectif; et enfin Hal Chase, à peine vingt ans, avec sa dégaine de Rimbaud, dont l’histoire retiendra le rôle crucial qu’il jouera dans la rencontre entre Kerouac et Neal Cassady, l’inspirateur du futur roman culte, «Sur la Route». Ce que cette photographie anonyme révèle, c’est, bien loin de l’imagerie sexe, drogues et rock’n’roll qui lui succèdera, un groupuscule d’étudiants new-yorkais liés par l’amitié. D’origines sociales diverses (milieu d’ouvrier imprimeur pour Kerouac; lettrés et militants communistes pour Ginsberg; haute bourgeoisie industrielle pour Burroughs), les trois futures figures de proue du bateau beat, partagent déjà un attrait passionné pour la chose écrite, ainsi qu’un sens aiguisé des tabous bridant la société américaine. Sens qui les portera tous trois vers des formes d’existence en marge.

Une constellation d’individus
À cette époque, la «Beat Generation» n’existe pas encore. D’ailleurs existera-t-elle autrement que comme étiquette promotionnelle ? C’est ce que suggère Allen Ginsberg dans une interview accordée au journaliste suisse, Jean-François Duval, en 1994:« Le «mouvement beat», même si on ne cesse de s’y référer et d’en parler aujourd’hui, n’existe pas, n’a jamais existé, ça n’est qu’une hallucination psychédélique des médias». Le terme fut pourtant formulé par Jack Kerouac en 1948 pour décrire un cercle d’amis au romancier John Clellon Holmes. Il faudra attendre les œuvres déterminantes («Howl» en 1956, «Sur la Route» en 1957, «Le Festin nu» en 1959) des trois auteurs emblématiques pour que la presse, et l’histoire littéraire s’en emparent. Une appropriation rétrospective de ce qui s’apparente moins à un mouvement, au sens programmatique du terme, qu’à une constellation de singularités partageant des valeurs anti-bourgeoises, libertaires, et des formes d’existence nourries par la route, les expériences hallucinatoires et l’amour libre.

Car l’Amérique de ces années-là n’a rien d’un pays de Cocagne: censure maccarthyste (la traque aux communistes fait rage à partir des années 50), racisme, homophobie, extension de la toute-puissance des lobbies et des complexes militaro-industriels, culte de la consommation. La toile de fond sur laquelle vont se jeter ces individualités avides de nouveaux rythmes est un mélange de puritanisme, d’éthique du travail et de peur atomique. Bien avant les mouvements de 1968, ces hédonistes inspirés opposent au conformisme de la société américaine des années 50, la désobéissance civile, l’éloge de la paresse et de l’errance, la franche camaraderie et la sainteté du corps. On oublie aujourd’hui le sens de la provocation qu’il fallait avoir pour se déclarer ouvertement, comme Ginsberg, «communiste et pédé», pour se laisser photographier nu à côté de Gregory Corso (poète, ami du groupe), ou pour lire le 13 octobre 1955, à la Six Gallery de San Francisco, ce poème incantatoire et révolutionnaire qu’est «Howl». Un « long tunnel noir, suintant les larmes et le sperme » écrira Christine Tysh, la biographe d’Allen Ginsberg. Un ouvrage qui, comme «Sur la route» de Kerouac, vaudra à son auteur autant de déboires (censure) que de reconnaissance auprès de ceux qui, peu à peu, vont s’identifier au style de vie que ces livres et leurs auteurs propagent.

Les sources organiques de l’art
Nous voici au coeur battant d’une aventure humaine transfigurée par l’écriture. Une écriture en prise directe sur l’expérience, où l’âme et le corps s’unissent dans un même mouvement de libération:« Les corps chauds brillent ensemble/dans l’obscurité, la main s’avance/vers le centre de la chair/la peau tremble de bonheur/et l’âme vient joyeuse à l’œil – oui, oui, c’est ça » écrit Allen Ginsberg dans un élan d’adhésion sensuelle à la matière du monde. Élégiaque et lumineuse, son œuvre est une ode à la sainteté des organes – « La langue et la queue et la main et l’anus sacrés ! » – tout autant qu’un hymne au décloisonnement:« Des pensées batifolent dans mes génitoires ».

Loin du patron romanesque classique ou de la métrique serrée, ce qui guide ces fadas de la plume et de «l’émotion pure», c’est la quête du point de rencontre entre rythme intérieur et phrasé, pulsion de vie et tempo syllabique. D’où leur fascination pour le jazz (Charlie Parker) dont Kerouac s’inspira pour donner ce «caractère spontané de l’improvisation» à «Sur la route». Véritable œuvre totémique d’une communauté, où se réfractent les péripéties relationnelles, les envolées au hasch et à la benzédrine, les jeux d’amour à trois ou à quatre, les visions hallucinées des paysages américains. Dans ce roman au flot ininterrompu, Allen Ginsberg est Carlo Marx, William Burroughs, Old Bull Lee, Kerouac lui-même, Sal Paradise.

«Neal Cassady vit de débrouille, de lectures, de plans cul»

Mais ce livre n’aurait pas trouvé sa forme flamboyante, comme jaillie d’un seul flux de conscience, sans l’énergie de Neal Cassady, qui prendra le pseudonyme de Dean Moriarty. «J’ai eu l’idée du style spontané de «Sur la route» en voyant comment ce bon vieux Neal écrivait ses lettres: toujours à la première personne, une écriture rapide, folle et pleine de détails, comme une confession». Voici ce qu’écrit Jack Kerouac à propos de son irrésistible et sulfureux ami rencontré à la fin de 1946. Charmeur athlétique au tempérament excessif, tour à tour manœuvre aux chemins de fer fédéraux, mouleur de pneus rechapés chez Goodyear, Neal Cassady vit de débrouille, de lectures, de plans cul. Écrivain sans œuvre, son talent littéraire transparaît pourtant dans ses lettres dont les éditions Finitude ont publié ce printemps un premier volume.

Sociabilité érotico-littéraire
«Un truc très beau qui contient tout» (tel est son titre) constitue la caisse de résonance des affects, des projets, des idées et des engueulades d’amis dispersés entre New-York et la côte ouest de États-Unis où vit Neal. On y découvre la profondeur et la complexité d’amitiés prises dans des imbroglios de sentiments qui feront la sève des créations littéraires à venir. Une sociabilité incluant éros et logos, et qu’illustre bien la relation entre Allen Ginsberg et Neal Cassady. Aimanté mentalement et sexuellement par la virilité solaire de ce dernier, Allen Ginsberg flashe dès leur deuxième rencontre. À la suite d’une virée nocturne bien arrosée avec Jack Kerouac, les trois acolytes vont dormir chez un ami commun. «Neal et moi, nous avons dû partager un lit, confie Ginsberg à Jean-François Duval. Je tremblais, il l’a senti et, plein de compréhension, il m’a entouré de ses bras. C’est ainsi que nous avons fait l’amour. Je ne m’y attendais pas, parce que je le trouvais très macho».

Toutes les lettres de Neal à Allen porteront la trace de ce désir sublimé. Conscient d’avoir instillé le trouble chez son ami, Neal Cassady cherche alors à préserver leur «unité psychologique» tout en la déchargeant de l’énergie érotique libérée, allant jusqu’à écrire:«je sais que je suis bisexuel mais je préfère les femmes». Leur relation épistolaire sera rythmée par ces jeux de séduction et de mise à distance dont Neal a le secret. Dans ses mémoires, Carolyn Cassady, sa seconde femme, révèlera un passage de lettre où Neal joue à l’acrobate pour tout à la fois préserver le béguin de son ami et lui rappeler l’incompatibilité de leurs désirs: «je veux devenir plus proche de toi que personne. Mais je ne veux pas manquer inconsciemment de sincérité en niant ma non-inversion sexuelle pour te faire plaisir». Désespéré, Allen Ginsberg finira par se faire embaucher sur un paquebot en partance pour Tanger, où William S. Burroughs traînera quelques années plus tard son âme damnée et ses hallucinations géniales.

Postérités
William Burroughs, qui ne s’associera jamais au mouvement beat (trop anar pour cela), voyait pourtant dans cette constellation d’œuvres et de vies un phénomène sociologique global de première importance. En dépit, ou grâce à leurs orientations différentes, ces œuvres «ont brisé toutes sortes de barrières sociales», et ouvert la voie aux revendications et aux expérimentations des générations futures. Avec des livres comme «Junkie», «Queer», «Le Festin nu», «Nova Express», «The Soft Machine», Burroughs est un inspirateur majeur de la scène underground des années 60 jusqu’à nos jours. Lui qui multiplia les expérimentations sonores avec des artistes comme Kurt Cobain, Tom Waits ou Patti Smith, et aimanta d’innombrables créateurs visuels de la culture pop. Ce pionnier dans l’usage du cut-up en littérature, fut aussi un satiriste aussi sombre qu’étincelant de l’état policier et de ses techniques de surveillance dont nous ne sommes, de loin pas, sortis.

La liste des influences et des héritiers de cette génération «battue» (un des sens anglais de beat) est longue: essor de la contre-culture, protest-songs de chanteurs comme Joan Baez ou Bob Dylan (grands lecteurs de Kerouac), mouvements hippies, mobilisations contre la guerre au Vietnam, anti-nucléaires, libération sexuelle, légalisation de la marijuana et défense des droits des homosexuels aux Etats-Unis, autant de revendications qui puisent dans l’image d’un «moi» organique, hospitalier, interconnecté au « Grand tout » cher à Ginsberg.

Mais au-delà des thèmes politiques et sociaux qui trouvent aujourd’hui une résonance particulière, ce que cette bande de potes nous lègue à travers ses écrits et ses lettres, c’est une image de l’amitié comme espace de liberté et de création. Une amitié réticulaire, vaste et contradictoire, où l’exigence côtoie l’ivresse, le poème d’amour la retenue, et où l’on peut, sans crainte, s’entendre dire: « On y va. – Mais où? – Je sais pas, mais on y va.»

Biblio:
Alain Dister, La Beat Generation, la révolution hallucinée, Découvertes Gallimard, 1997.
Carolyn Cassady, Sur ma route, Denoël&D’ailleurs, 2000.
Jean-François Duval, Kerouac et la Beat Generation. Une enquête, PUF, 2012.
Neal Cassady, Un truc très beau qui contient tout, éditions Finitude, 2014.