Derrière l’écran, la dépendance
La dépendance à Internet s’impose comme un nouveau défi de santé publique... et les jeunes gays semblent figurer parmi les plus touchés par la cyber-addiction.
Quatre millions et de demi. Selon la REMP, une entreprise d’étude des médias et la publicité, c’est le nombre de Suisses sur Internet. Une tendance à la hausse, et qui a même doublé au cours des six dernières années. Une enquête réalisée par l’Uni de Berne estime le nombre de Suisses dépendant d’Internet à 200 000 – une proportion similaire à celle constatée parmi nos voisins européens : en moyenne 5% des utilisateurs d’Internet restent accro du web. Parmi eux, deux tiers d’hommes de moins de 20 ans, hétéros ou homos, accros au sexe en ligne ou aux jeux, deux pratiques qui rehaussent le sentiment de puissance personnelle. Un cocktail particulièrement séduisant auprès des jeunes gays, comme le relève Andreas Müller, thérapeute à Heidelberg (Allemagne). Pour lui, les homosexuels utilisent Internet nettement plus souvent et plus intensivement que les autres, notamment en tant que forum pour trouver d’autres partenaires. Mais c’est aussi ici que les jeunes gays dénichent les premières informations sur leur sexualité et leurs premiers contacts avec d’autres gay. – surtout dans des régions rurales. «Ni l’école, ni les amis, ni la famille ne prennent en charge l’éducation des hommes gays. Dès lors, cette tâche revient essentiellement à Internet», résume l’expert.
Beaucoup des patients gay d’Andreas Müller se sentent incompris et seuls face à leur problème de dépendance, ce qui pousse beaucoup d’entre eux à passer encore plus de temps sur le net. De fait, l’utilisation d’Internet parmi les homosexuels a bondi de manière spectaculaire au cours des dernières années, comme l’a illustré récemment un cas dramatique en Allemagne où un utilisateur de tchat s’est retrouvé à l’hôpital sous alimentation artificielle, après avoir refusé régulièrement de quitter son écran pour prendre ses repas.
Comment devient-on dépendant ?
Mais comment se fait-il que les tchats, le sexe virtuel et les jeux rendent dépendants? «C’est assez simple», répond Andreas Müller, «les jeux stimulent la reconnaissance et procurent un sentiment de pouvoir, quant aux tchats, ils donnent l’illusion d’avoir de nombreux amis sans conséquence réelle. En tant qu’utilisateur, on n’a aucun devoir comparable à ceux que l’on aurait vis-à-vis d’un interlocuteur réel.» Et pour le sexe virtuel? «On peut l’avoir n’importe quand, totalement à volonté. Même les fantasmes les plus inhabituels y sont exaucés, et personne ne vient s’exclamer: Mais qu’est-ce que tu fiches là!?» Des sites tels que PornoTube ou Xtube où l’on peut visionner et poster des séquences vidéo en tout genre, de même que les 42 millions d’autres sites pornographiques du web mondial, sont accessibles avec une facilité déconcertante.
Hormis cette abondance d’offres à caractère sexuel et l’illusion d’un large cercle d’amis, il existe une autre explication au comportement addictif – physiologique, celle-ci. Andreas Müller remarque que dans notre cerveau, la cyber-addiction s’apparente à d’autres dépendances, à l’alcool ou à la drogue : elle est liée à une production excessive de l’hormone dite «du bonheur», la dopamine.
Les personnes passant plus de 35 heures en ligne par semaines sont vues comme étant déjà fortement affectées. Mais difficile de prendre le problème au sérieux, tant le web s’immisce toujours davantage dans les habitudes quotidiennes, et notamment de plus en plus souvent au travail. Dans ces conditions, le glissement vers une dépendance peut être imperceptible.
La vie avalée par le web
Plusieurs études démontrent à quel point les effets d’une dépendance à Internet peuvent être dévastateurs: on se coupe du quotidien jusqu’à ce qu’il paraisse ne plus exister, on se déconnecte de ses amis et de sa famille, on se néglige, on se renferme. Parfois jusqu’à renoncer à tout contact social. Sur les tchats gay, on rencontre d’ailleurs de plus en plus d’hommes qui discutent volontiers, mais refusent catégoriquement toute rencontre. Typiquement, ce n’est plus l’Internet qui s’intègre dans la vie, mais la vie qui est avalée par Internet. Et le danger s’accroît lorsque l’argent entre en jeu. Certains sites requièrent des abonnements. Tandis que d’autres incitent l’utilisateur à dépenser des sommes toujours plus importantes pour des produits promus sur le web.
Pour de nombreux accros au web, il est difficile de se tirer de cette situation par leurs propres moyens. Ainsi, quand on évoque ouvertement le sujet, beaucoup réagissent en minimisant le problème, ou deviennent agressifs. Du côté des pouvoirs publics, les dangers de la cyber-dépendance sont encore trop souvent regardés comme anecdotiques, y compris en Suisse. Ainsi, l’an dernier, le Conseil fédéral a refusé la création d’un centre de compétence spécialisé dans les questions de cyber-addiction, ainsi que la création de matériel de travail pour le traitement de cette dépendance. Pour l’instant, seul l’Hôpital universitaire de Genève, avec son centre «Nouvelles addictions, nouveaux traitements» (voir encadré), semble prendre la mesure du phénomène. Un exemple à suivre…
Plus d’informations dans la nouvelle publication de l’Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies, www.sfa-ispa.ch
«Remettre des décisions là où il n’y a que des automatismes.»
Au centre Nouvelles Addictions Nouveaux Traitements des Hôpitaux universitaires de Genève, les consultations pour cyberaddiction se sont multipliées ces derniers mois. Déjà plus d’une centaine depuis l’ouverture du centre, il y a une année. La prise en charge s’effectue en groupe ou individuellement, après un premier entretien permettant d’évaluer les raisons et les motivations du patient. Elle consiste principalement «à explorer avec le patient l’aspect rituel de certains comportements», précise le Dr Daniele Zullino, médecin-chef du service d’addictologie au département psychiatrique des HUG. Pas de médicaments à disposition, mais un dialogue entre thérapeute et patient pour définir des tâches et objectifs destinés à «remettre des décisions là où il n’y a que des automatismes.» Une prise en charge qui diffère peu d’autres addictions traitées dans ce nouveau centre (qui vont des drogues de synthèse aux jeux vidéo) sinon que, dans le cas de l’Internet, l’abstinence paraît inatteignable. A.G.
3, rue des Cordiers ; Genève (Eaux-Vives), tél. 022 372 56 00 – Ouvert les lundis, mercredis et vendredis de 10 à 19h.