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Les placards de la guerre froide

Les placards de la guerre froide
Bal masqué au Kreis, Zurich, 1955. Photo schwulengeschichte.ch

Le fonds Maurice Chalumeau propose un cycle de conférences jusqu’au mois de décembre. Ce jeudi, Thierry Delessert, chercheur à l’Unil, y décryptera ce qu’était l’homosexualité en Suisse après la Deuxième Guerre mondiale.

Thierry Delessert est chercheur post-doctoral à la Section d’histoire de l’Université de Lausanne. Dans le cadre du cycle «Les sexualités en temps de crise» du fonds Maurice Chalumeau – Connaissance des sexualités de l’Université de Genève, il s’intéressera, le 22 octobre à Uni Dufour, aux multiples facettes médicales et sociales qui ont impacté les homosexualités masculines et féminines au cours du XXe siècle en Suisse. Il nous a accordé un entretien.

360°– Qu’est-ce qui ressort de cette période de l’après guerre?
Thierry Delessert – On remarque que la vision pathologique de l’homosexualité est bien antérieure au VIH-Sida. La maladie est au cœur de la définition de l’homosexualité en Suisse. D’abord, elle est considérée comme une maladie mentale, ce qui a amené à sa dépénalisation partielle en 1942, au nom d’une responsabilité restreinte s’agissant des adultes. Cette première approche de psychiatrie légale est extrêmement forte en Suisse. Or durant la Seconde guerre mondiale, c’est plutôt le code pénal militaire qui a primé et qui punissait l’homosexualité adulte. S’est alors développée toute une jurisprudence qui a construit l’homosexuel comme un être dangereux, un cancer interne à la troupe, qui est devenu celui interne à la Nation à la sortie de la guerre. Les homosexuels sont devenus dangereux pour la sécurité d’État, puisqu’ils vivent cachés. Ils sont associés à une forme de communautarisme et ont une sexualité qualifiée de déviante. Plusieurs figures de l’homosexuel se construisent alors: l’homosexuel détourne les jeunes hétérosexuels, puis les convertit par son pouvoir de «séduction», et le prostitué, forcement dangereux et maladif, peut molester ses clients. Concrètement, cela donnera une justification des rafles, notamment à Zurich, au nom de la lutte contre la syphilis.

– Il y a là de nombreuses similitudes avec le discours que l’on entend dans certains pays de l’est notamment…
– Complètement. C’est exactement la même construction que l’on voit notamment en Pologne, au Belarus ou en Russie. Il s’agit de l’idée d’un groupe de personnes qui ronge la saine société hétérosexuelle.

– Vous parlez du «placard» de la guerre froide…
– Il y a plusieurs facettes au placard durant la guerre froide. Premièrement, la dépénalisation partielle intervenue en 1942 est presque un leurre puisqu’elle force à l’invisibilisation. C’est une dépénalisation des actes entre adultes, à condition qu’ils soient commis dans un cadre privé, pas sur des moins de 20 ans et de ne pas se prostituer. Le message est «on vous libère, mais vous restez dans votre coin».
La deuxième face est l’héritage de la jurisprudence militaire qui va définir de manière extensive ce qu’est un acte homosexuel et donner une base à la surveillance policière. On peut ainsi penser aux registres homosexuels en Suisse alémanique et très probablement dans le canton de Vaud, même si ce dernier le nie, ou encore les certificats de bonne vie et mœurs adoptés à Genève dès 1953.
Le troisième aspect du placard s’avère idéologique, et lié à une Suisse pétrie de terreur face à une conflagration nucléaire. Notre pays est alors fondamentalement anticommuniste et assez homophobe. Les forces politiques craignent la montée en puissance de la jeunesse et la population voit dans tous ces nouveaux mouvements sociaux un danger. L’emblème de cette figure est celle du jeune hédoniste qui ne compte pour rien dans la société. Dans les années 1950-60, c’est l’image que l’on a des homosexuels. Dans les années 1970, cela deviendra les hippies.

Les lesbiennes sont niées sur un registre de ridiculisation. L’homosexualité féminine durant cette période n’est même pas considérée comme «jolie» ou fantasmée

– Et les femmes dans tout ça?
– Les femmes, et c’est une certitude, sont doublement invisibilisées: en tant que femmes et en tant que lesbiennes. Toutes les informations que j’ai réussi à trouver seront dans mon prochain livre et montreront les manières dont les lesbiennes sont niées sur un registre de ridiculisation. L’homosexualité féminine durant cette période n’est même pas considérée comme «jolie» ou fantasmée comme l’entrée en matière d’un film porno. Elle est juste ridicule. Pourtant, les rares témoignages que l’on a des années 1970 montrent qu’elles ont pu vivre relativement tranquillement leurs aventures sexuelles et vies de couples, tant la focale judiciaire était sur les hommes. Mais elles étaient «deux cousines» ; une figure relativement répandue, mais dont on ne parlait qu’à voix basse. «Savoir, mais ne pas dire», une face supplémentaire du placard.

Un milieu pathologique: politique et homosexualité suite à la Seconde Guerre mondiale en Suisse par Thierry Delessert le 22 octobre à 18h30 à Genève (Uni Dufour, U300), Inscription via l’adresse: fumc@unige.ch