Quand Lausanne était la capitale de la branlette
Deux ouvrages récents rappellent le lourd héritage de Samuel-Auguste Tissot (1728-1797), médecin lausannois auteur de «l’Onanisme». Best-seller avant la lettre, l’ouvrage présente sur le «vice solitaire» des observations cliniques et des conclusion proprement effrayantes qui ont alimenté la honte et l’angoisse envers ce qui reste l’un des derniers tabous.
A la fin du XVIIIe siècle, les Européens les plus en vue accourent dans la capitale vaudoise – des voisins tels que Voltaire et Rousseau, jusqu’à des hôtes royaux, tels que le roi de Pologne et le prince-électeur de Hanovre – pour consulter le Docteur Samuel-Auguste Tissot. L’homme est internationalement convoité, à tel point que l’Académie de Lausanne décide de le nommer professeur – et peu importe si la médecine n’y est pas encore enseignée… La raison de cet engouement? Le savant est certes connu pour son œuvre dans le domaine des maladies neurologiques, mais c’est un ouvrage rédigé en latin en 1758, puis traduit en de multiples langues et diffusé aux quatre coins du continent qui le fait connaître: «De l’onanisme: Essai sur les maladies produites par la masturbation». Véritable best-seller qui continue à s’arracher jusqu’au milieu du siècle suivant, l’ouvrage de Tissot figure en bonne place dans deux études passionnantes, sorties récemment en librairie: «Le sexe en solitaire» de Thomas Laqueur et «L’orgasme et l’occident» de Robert Muchembled. Ce dernier replace la recherche de Tissot dans la floraison de traités touchant aux plaisirs de la chair et, parallèlement, l’essor de la pornographie. Il rappelle d’ailleurs que la limite entre les deux littératures est ténue, tant il est vrai que certains traités regorgent de descriptions équivoques et spectaculaires, dont celles de jeunes femmes «abusant d’elles-mêmes» qui voient leur clitoris atteindre «une taille surnaturelle.» Quant à Tissot, son livre dresse des descriptions atroces de l’orgasme des masturbateurs, tel cet horloger, chez qui «l’éjaculation était toujours accompagnée d’une légère perte de connaissance et d’un mouvement convulsif […] pendant que le cou se gonflait extraordinairement. Il ne s’était pas écoulé un an, qu’il commença à sentir une grande faiblesse après chaque acte…» Tout monstrueux qu’il soit, ce n’est pourtant pas l’orgasme qui tue. Muchembled montre même qu’il commence alors à être accepté comme légitime, même chez la femme. En revanche, c’est le fait que la masturbation soit un acte sexuel «sans objet», susceptible d’être répété frénétiquement et sans limite, qui alarme le médecin.
Production illimitée de désir
Véritable somme sur la masturbation de l’Antiquité jusqu’aux «jack-off parties» des années sida, l’ouvrage de Thomas Laqueur pénètre au cœur de l’histoire paradoxale de ce tabou en revenant sur les leçons du médecin lausannois. Tandis que l’orgasme s’apparente à l’épilepsie, au «grand mal», le caractère mortel de la masturbation est lié à des facteurs plus complexes. Il y a d’abord la perte du sperme, «concentré de force vitale», qui produit un affaiblissement bien plus ravageur qu’une hémorragie. Mais les observations de Tissot sur les femmes et les enfants insistent sur d’autres dangers, bien plus redoutables: la production illimitée de désir, entraînant une dépense d’énergie vertigineuse. Pour la médecine de l’époque, les nerfs soumis à des émotions trop fortes peuvent se détériorer. Le corps et l’âme s’affaiblissent alors, ouvrant la voie au dépérissement, à la débilité et à la folie, à mesure que «le sujet devient l’esclave de l’imagination et de l’habitude». Car c’est bien là que réside le péril: la masturbation se nourrit non de besoins naturels (pour le corps désirable de la personne de l’autre sexe), mais de son opposé: l’image, la chimère et bientôt, le fantasme.
Laqueur et Muchembled mettent l’accent sur les nouvelles conditions qui règnent dans l’Europe scientifique et capitaliste – avec à sa pointe l’Angleterre et la Suisse protestantes. Jusqu’à la Lausanne des Lumières, «gros bourg proto-industriel», où le corps et les fonctions vitales sont repensées de manière «économique»: on en préconise un usage modéré, conforme aux besoins, en harmonie avec la «nature». A partir de là, Tissot est bien en peine de comprendre que le «regard abattu, fuyant» qu’il décrit chez le masturbateur provient du fait même de la condamnation scientifique, sociale et familiale de cette pratique bénigne. A cet égard, les débuts de la psychanalyse ne feront pas mieux. Peut-être Tissot s’en est-il tout de même douté en recevant un courrier si abondant qu’il cessa d’y répondre, lassé par des foules d’hypocondriaques paniqués, demandant l’avis de l’illustre professeur sur l’origine masturbatoire des innombrables maux dont ils étaient accablés.