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A la poursuite du «pink dollar»

Une petite trentaine d’années après sa «découverte» par le marché américain, les gays continuent de susciter les convoitises – au point que même les plus importantes corporations du pays semblent désormais s’y intéresser. Reste que pour les observateurs de l’économie et de la société US, le marché homo reste encore mal connu.

Delta Airlines, Bud Light, Bank of America et bien d’autres encore. Ils étaient tous là lors de la Gay Pride de San Francisco en juin dernier. Sponsors officiels de la manifestation, ils se sont affichés sur les chars de la parade. Et la Pride de San Francisco n’est pas le seul événement gay soutenu par les corporations américaines. Ces dernières sponsorisent aussi les Gay Games et nombre de prides et célébrations gays à travers les Etats-Unis. Sympathie pour la communauté homosexuelle? Certainement. Mais pas seulement. «Au cours des dix dernières années, les entreprises américains ont compris le possible débouché que représente cette population», explique Libby Post, présidente et CEO de OutMarketing.biz, société de communication spécialiste du marché gay.

Un marché très lucratif
Avec un pouvoir d’achat 2006 estimé à plus de 640 milliards de dollars (selon Witeck-Combs Communications), les gays et lesbiennes américaines, qui pèsent pour 6 à 7% de la population nationale, ont en effet de quoi titiller la convoitise des entreprises. Et si ces dernières se risquaient tout juste, il y a peu encore, à glisser un petit drapeau arc-en-ciel au bas d’une publicité, c’est désormais ouvertement qu’elles ciblent leur nouveau marché. Ainsi, un tiers des sociétés Fortune 500 font paraître leurs annonces dans des médias spécifiquement destinés à la communauté homosexuelle. Et les ventes publicitaires des publications gays se sont, selon les données du Gay Press Report, chiffrées à quelque 212 millions de dollars en 2005.
Ainsi, et en dépit de l’image volontairement machiste de leurs pick-ups et SUVs, les Big Three de l’industrie automobile américaine, General Motors, Ford et DaimlerChrysler, ne manquent pas de courtiser le public homosexuel. Même le géant Wal-Mart, emblème de l’Amérique conservatrice et spécialiste des produits chinois à prix cassés, s’est récemment acoquiné, «au nom de la diversité», à la National Gay and Lesbian Chamber of Commerce, provoquant ainsi l’ire d’organisations comme le Family Research Council et Americans for Truth.
«Les annonceurs – et donc le public – se sont en quelque sorte familiarisés et sentis plus à l’aise avec le thème de l’homosexualité, observe Michael Wilke, fondateur et directeur exécutif de l’association Commercial Closet, qui travaille à améliorer la sensibilité des annonceurs à la communauté homosexuelle. Et notre présence médiatique, par de shows télévisés comme «Queer Eye for the Straight Guy» et «Queer as Folk» notamment, s’est trouvée renforcée. A tel point que, de virtuellement invisibles, nous sommes devenus presque incontournables.»

Des représentations diversifiées
«La manière dont les gays sont à la fois ciblés et représentés dans les publicités et les médias s’est diversifiée. Mais je pense que les associations et représentations qui leur sont attribuées évoluent dans l’ensemble, favorablement», estime Libby Post, qui ajoute que les images péjoratives n’ont pas pour autant disparu. «Ces représentations négatives portent surtout sur des hommes très efféminés. C’est une figure dont le public se moque facilement.» Bud Light par exemple, pourtant sponsor de la Gay Pride, avait lesté ses publicités télévisées de plaisanteries homophobes. Et il n’est pas seul. Jouant maladroitement la carte du macho hétéro, l’industrie automobile a plus d’une fois manqué de sensibilité, malgré ses ambitions commerciales. Aussi les parodies de drag queens et autres satires malhabiles semblent-elles perdurer et la visibilité accrue dont bénéficie la communauté gay dans les médias n’a-t-elle pas su effacer tout cliché et stéréotype invalidant. «Les représentations de gays et de lesbiennes se sont multipliées, qu’elles soient positives ou négatives, voire même homophobes», commente Michael Wilke.
Mais la pérennité des clichés et lieux communs n’est pas toujours due à la rigidité d’une audience conservatrice. «Il arrive aussi que les annonceurs aient un temps de retard sur la sensibilité du public, déjà plus ouvert», ajoute le fondateur de Commercial Closet Association.

Le leitmotiv des gays nantis
Il existe en outre des stéréotypes, plus subtils et moins blessants, qui semblent s’être imposés comme une norme, une évidence. L’un d’entre eux est celui de la rémunération. Les gays, dit-on, gagneraient plus que les hétérosexuels. «Cette perception a vraisemblablement pour origine des sondages de lecteurs réalisés par quelques publications spécialisées. Faute d’autres informations et données, les résultats de ces sondages ont été perçus comme représentatifs de l’ensemble de la communauté, alors qu’il ne reflétaient le point de vue que d’un type de lectorat», explique Mike Wilke.
Etonnamment les recherches plus pointues indiquent qu’au contraire les hommes gays, moins bien placés dans les réseaux des corporations américaines et réticents à jouer le jeu des «old boys networks», sont souvent moins bien rémunérés que les hommes hétérosexuels. La donne change toutefois lorsque qu’il s’agit de couples, deux hommes gagnant généralement mieux qu’un couple homme-femme. «Et cette réalité diffère encore pour les femmes. Les lesbiennes, qui choisissent moins souvent que les hétérosexuelles d’être mère au foyer, gagnent généralement plus», ajoute le fondateur de Commercial Closet Association.
«C’est notre pouvoir d’achat qui est différent, par le simple fait que nous avons moins d’enfants», précise Libby Post. En effet, aux Etats-Unis, seul un homosexuel sur cinq et une lesbienne sur trois ont une progéniture à charge. Les autres, ceux sans enfants et qui vivent en couple, sont alors ce que les Américains appellent, quelquefois avec une touche de sarcasme, des DINKS (pour double income no kids).

Une communauté encore énigmatique
Si le recensement américain a entrepris, il y a peu, d’inclure les données relatives aux couples homosexuels, la communauté gay ne peut toutefois se targuer de données précises. Et même les quelques recherches qui portent sur cette population sont souvent mises en doute. «Le terme de gay n’est toujours pas clairement défini et le nombre d’homosexuels américains, par exemple, ne peut encore qu’être estimé», observe Michael Wilke. Aussi n’est-on guère surpris de constater que les informations relatives aux sous-groupes compris dans une population homosexuelle américaine encore énigmatique sont quasi inexistantes.
Les lesbiennes, peut-être moins visibles que les hommes gays souvent concentrés dans certains quartiers des grandes villes américaines, sont d’ailleurs presque «terra incognita» pour les annonceurs. «Ironiquement, dans le domaine publicitaire, les stéréotypes jouent en faveur des hommes homosexuels. Ils sont perçus comme aimant l’opéra, la mode ou le design. Il s’agit là de choses faciles à ranger dans une catégorie, intéressantes en tant que débouchés potentiels et susceptibles de motiver des études de marché. Alors que les lesbiennes sont plus difficiles à catégoriser pour les annonceurs», explique Michael Wilke.
«Les lesbiennes se font maintenant connaître grâce à des sites web, des publications spécialisées et des programmes sur les chaînes câblées. Mais il est vrai que lorsque l’on parle de communauté gay, le public songe généralement aux hommes bien plus qu’aux femmes», confirme Libby Post.

Des transsexuels inexistants
L’absence de données, déjà caractéristique de la population lesbienne américaine, est plus crasse encore lorsqu’il s’agit de transsexuels/les. Cette sous-population, qui demeure totalement invisible pour et par les annonceurs, n’apparaît pas dans les publicités. Comme si elle n’existait pas. D’abord parce qu’il y a, selon Michael Wilke, une incompréhension du public américain, qui peine à cerner et à comprendre le terme même de transsexuel/le. Mais pas seulement. Pour des annonceurs, la population des transsexuels reste hors de portée. D’autant que cette dernière, encore mal définie et peu nombreuse, n’est guère à même de représenter un marché facilement identifiable. «C’est trop tôt. Les publicitaires ne savent pas encore comment s’adresser aux transsexuels. Il faut se souvenir que les entreprises et annonceurs américains sont familiers du public homosexuel depuis une dizaine d’années à peine. Et nous travaillons encore à dépasser les stéréotypes», conclut Libby Post.