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Danser pour changer les mentalités

Danser pour changer les mentalités
Attakkalari Biennial 2017; photo: ©Hari Adivarekar

«Queen-Size» figure le geste politique et courageux du chorégraphe Mandeep Raikhy en faveur de la dépénalisation de l'homosexualité en Inde. À voir sur la scène du Théâtre Sévelin 36.

Le 8 février 2000, l’«Indian Express» publie «Pourquoi les habitudes de ma chambre à coucher sont vos affaires?», un éditorial au vitriol signé Nishit Saran, jeune cinéaste et fervent militant LGBT de 23 ans. Sa cible? L’archaïque article 377 du Code pénal indien, introduit en 1860, alors que l’Inde se trouve sous le joug britannique: «Quiconque a de son propre gré un rapport charnel contre l’ordre de la nature avec un homme, une femme ou un animal sera puni de prison à vie, ou d’une peine d’emprisonnement dont la durée peut aller jusqu’à dix ans, et sera aussi susceptible de recevoir une amende.» S‘il criminalise les actes sexuels «contre-nature», l’article 377 stigmatise surtout l’homosexualité.

«N’y a-t-il donc pas de différence entre le viol sauvage d’un enfant de 7 ans et la décision aimante et complètement volontaire de deux adultes de dormir ensemble?» s’insurge Nishit Saran, fustigeant notamment les personnes éduquées qui détournent pudiquement le regard lorsqu’on leur parle d’homosexualité, arguant qu’il s’agit d’une affaire privée. Et le jeune homme de renchérir : «Alors ne vous plaignez plus quand je parle de ma sexualité, mes sophistiqués amis. Au moins jusqu’à ce que l’on se débarrasse de l’article 377 du Code pénal indien. D’ici-là, les habitudes de ma chambre à coucher continueront d’être vos affaires… que vous pensiez que ce soit «cool» ou non.»

Parcours international
À cette époque, tout sourit au cinéaste. Son ascension est grandissante et il trouve l’amour dans les bras d’un certain Mandeep Raikhy, danseur de 20 ans. Un destin des plus prometteurs qui se brise tragiquement le 23 avril 2002, quand un camion percute de plein fouet sa voiture. Il est tué sur le coup, en compagnie de quatre de ses amis. Dévasté, Mandeep quitte alors l’Inde pour Londres, où il étudiera la danse-théâtre au Laban Dance Centre de Londres.

Diplôme en poche, il rejoint en 2005 la compagnie de la chorégraphe et danseuse britannique Shobana Jeyasingh. A son retour en Inde, quatre ans plus tard, le paysage LGBT a considérablement évolué. En juillet 2009, la bataille juridique entamée dix ans plus tôt porte enfin ses fruits: la Haute Cour de Delhi rend un jugement historique, décriminalisant les relations sexuelles entre adultes. Parallèlement, certains médias commencent à représenter la population LGBT de façon moins sensationnelle, plus humaine. Le consentement et la sexualité deviennent des sujets moins sensibles. Mais le répit est de courte durée. Le 11 décembre 2013, suite à une série de pétitions déposées contre l’ordonnance de la Haute Cour de Delhi, la Cour suprême de l’Inde casse le jugement de 2009, estimant que l’amendement ou l’abrogation de l’article 377 est la prérogative du Parlement et non de la justice.

Retour à la case départ
Les protestations sont nombreuses, la colère gronde. Va-et-vient Devenu une personnalité incontournable de la scène contemporaine et performative, assurant la direction générale du Gati Dance Forum, Mandeep Raikhy poursuit sa réflexion. «En 2015, j’ai découvert que je n’étais pas intéressé à faire de l’art ne servant qu’à des fins esthétiques, avoue-t-il au magazine indien Ligament. C’était un moment du régime où il fallait réagir à son contexte. À cette époque, j’ai relu l’éditorial de Nishit. J’ai aussi découvert par hasard le travail du peintre pakistanais Asim Butt. Comme Nishit, il est décédé il y a de nombreuses années. Il avait peint une minuscule étude de deux hommes au lit l’un avec l’autre. Entre le désir de considérer l’intimité comme un point d’étude et la nécessité de répondre à son contexte, en regardant ces œuvres, quelque chose s’est mis en place. J’ai fini par vouloir attirer l’attention sur le lit comme lieu de représentation, pour voir comment l’intimité devait se jouer pour protester contre l’article 377. » Le décor est donc planté. Sur un charpoy – lit traditionnel indien –, sous un baldaquin de verres remplis d’eau, un duo de danseurs interprète une relation amoureuse et sexuelle entre deux hommes.

Passé l’écueil de la provocation pure, le chorégraphe se penche sur l’architecture qu’il souhaite donner à sa pièce. «J’ai lutté avec l’idée de narration, poursuit-il. Chaque fois que j’ai assemblé les sections, elles ont commencé à tomber dans une sorte de récit. […] Puis je suis tombé sur «Fragments d’un discours amoureux», de Roland Barthes. Le livre est composé de morceaux qui se rapportent les uns aux autres, mais qui ne commencent pas nécessairement à construire un récit. L’un des thèmes structurels émergents de l’œuvre a alors commencé à être cette idée de choix et de non-linéarité. La pièce devait être autonome par rapport à son chorégraphe, pour qu’il y ait un choix d’interprétation plus large. Les danseurs décident maintenant de l’ordre dans lequel ils jouent les sept fragments de la pièce, et du sens dans lequel ils positionnent le lit. Ils peuvent choisir de se décentrer et d’être plus près du public d’un côté. Ils assemblent également le lit avant le début du spectacle. C’est comme si chaque élément de la performance devait devenir autonome. Puis, à chaque fois qu’ils se réunissent, une nouvelle rencontre est proposée. C’est la seule raison pour laquelle je peux continuer à regarder Queen-Size, en fait. Parce que ça me surprend. Chaque représentation ouvre une nouvelle lecture.»

Il en résulte un spectacle articulé en boucles de 45 minutes, jouées sur deux heures et demie. Le spectateur est libre de partir à intervalles réguliers ou de rester. Une «sortie de secours» bienvenue pour les âmes encore sensibles à la thématique. «L’autre jour, un homme m’a dit: «Nous avons apprécié les interprètes, le son et la lumière. Mais c’était très inconfortable d’observer le travail. Je ne pouvais tout simplement pas le regarder directement», confesse le chorégraphe. Des gens ont dit qu’ils étaient offensés d’avoir à regarder cela, qu’ils trouvaient cela vulgaire. L’absence de récit complique les choses.»

Aujourd’hui Malgré les réticences d’une partie de son public, «Queen-Size» a effectué une longue tournée en Inde entre 2016 et 2017, dans plus de vingt villes. La première internationale s’est pour sa part tenue en mai 2017 à Londres, à l’occasion de l’exposition Southbank Centre. «Ce que j’ai réalisé au début du processus, c’est que ce n’était pas le genre de pièce où trois ou quatre représentations auraient un sens, affirme Mandeep Raikhy. Est-ce que j’ai fait ce travail pour qu’il puisse être regardé par 300 ou 400 personnes qui connaissent la danse contemporaine et qui sont en paix avec l’homosexualité? Cela ne servirait à rien. Il y a beaucoup de militantisme queer en Inde, et la joie de ce travail est de l’amener à l’extérieur du théâtre dans différents types de contextes.» Après avoir répété dans une salle de prière et joué dans les festivals, les universités et même des salles de tribunal, Mandeep Raikhy a eu la joie en septembre 2018 de voir l’article 377 abrogé par la même Cour Suprême qui l’avait rétabli en 2013. Une victoire qui, espérons-le, s’avérera pérenne…

» «Queen-Size», de Mandeep Raikhi, avec Parinay Mehra et Lalit Khatana Jeudi 14 et vendredi 15 mars au Théâtre Sévelin 36; Lausanne. Plus d’infos: www.theatresevelin36.ch