L’épopée clair-obscur d’Anohni
L’artiste queer (ex-Antony and the Johnsons) livre un premier album solo dont la veine mélodique sublime est un outil de résistance et d’engagement politique.
Naomi Campbell, en larmes. Corps-symbole, plastique idéale, traversée par la complainte d’un monde fracturé. Un murmure lui monte aux lèvres, mais cette voix n’est pas la sienne. Cette voix d’outre-genre, trémulante, charnelle, c’est celle d’Anohni, anciennement Antony (and the Johnsons). L’artiste queer transgenre signe un premier album solo qui bouleverse, Hopelessness, et convoque Naomi Campbell pour la vidéo de son titre-fleuve «Drone Bomb Me». Le top modèle s’y dresse tel un instrument, un média, une arme de propagande. Peut-on brandir la plus belle femme du monde pour évoquer la violence automatisée et l’immoralité des actions américaines au Moyen-Orient? Anohni est en guerre, et la pop-culture est son front. Ses frappes, stratégiques, musicales, esthétiques, agissent par déflagration. «Hopelessness» est une œuvre de résistance, lacrymogène et magistrale.
Cet été, Anohni fera campagne sur la scène de l’Auditorium Stravinski, aux premières lignes du Montreux Jazz Festival. L’une des tactiques de l’album, c’est de répondre à la robotique assassine et la lâcheté politique par la technicité du beat et la profondeur des basses. Le producteur Hudson Mohawke, grand équipementier de Kanye West, y déploie une artillerie à longue portée, à la fois ample, agile et dynamique. Des tracks comme «Drone Bomb Me» ou «4 Degrees» affirment des fuselages richement galvanisés, conçus pour subjuguer, et pilonner le dancefloor.
Polyphonie
La voix d’Anohni, sensuelle et prophétique, y circule avec l’onctuosité du gospel et l’intensité du shaman. Oui, il y a tout au long des onze tracks de «Hopelessness» quelque chose de la procession, de la prière, de la cérémonie vaudoue. Tout, ici, est prophétie implacable et jeu de possession. Depuis les mammifères marins asphyxiés par les matières plastiques jusqu’aux détenus torturés de Guantanamo. Depuis Bradley Manning, pythie reniée, humiliée et brisée par le système qu’elle a eu l’audace de mettre face à lui-même, jusqu’à Barack Obama en personne, figure déceptive et décevante qui révèle sa vacuité de totem.
Toutes ces voix habitent celle d’Anohni, dont l’extrême musicalité est consciemment élaborée comme un outil de dénonciation. Anohni elle-même ne s’exclut pas de cette polyphonie, celle du néo-impérialisme et du cynisme clinique qui caractérisent l’ère sans cesse actualisée du capitalisme tardif. «I’m sorry», chante-telle de l’intérieur dans le titre Crisis, exacte incarnation de cette responsabilité qui coule en chacun-e d’entre nous, à la manière d’un venin mélodique addictif et génial. En tant que contribuable au budget américain, «moi aussi je paie pour ces drones», dit Anohni en interview.
«Hopelessness», pourtant, n’a rien d’un album désespéré. Son principe est celui de la transformation: abandonner les sirènes de l’espoir, dans les mots d’Anohni, ne tient pas du récit d’aliénation. Au contraire, c’est un mouvement de libération. Non plus attendre, mais dire, chanter, agir: «Plus je vieillis, plus j’ai le sentiment que nous n’avons plus rien à perdre», disait-elle récemment à la radio NPR. Elle évoquait, ce faisant, la figure du danseur de butoh japonais Kazuo Ono. Celui-ci lui a appris, relate Anohni, comment danser dans les ruines pour pour esthétiser l’inimaginable (en l’occurrence les atrocités de la Seconde Guerre mondiale). «S’emparer de la lumière noire qui habite chaque molécule de souffrance», et la réfracter à la surface du geste créatif. «Hopelessness» étire des ombres éblouissantes.
Anohni, «Hopelessness». Disponible. En concert au Montreux Jazz Festival le 1er juillet à l’Auditorium Stravinski avec Air en deuxième partie. » montreuxjazzfestival.com