Ces philtres qui ouvrent la voix
A l’occasion du 140e l’anniversaire de la création de «Tristan und Isolde» de Richard Wagner (1865), les accords les plus suaves résonnent à travers une bouleversante production parisienne et un nouvel enregistrement. Dans la foulée, une expo et un livre célèbrent ce poème lyrique.
Un homme et une femme s’invectivent, décident de mourir puis renaissent à la vie grâce à un vin herbé, un philtre d’amour, qu’ils prirent par erreur pour un poison. Telle est, en synthèse, la trame sur laquelle le compositeur romantique Richard Wagner tisse le premier acte de son chef-d’œuvre «Tristan und Isolde», ouvrage précurseur de la musique du XXe siècle. Sur la scène de l’Opéra Bastille, les amants maudits ainsi que les autres protagonistes sont dévorés par une scénographie et des costumes ténébreux servant d’écrin nocturne (image ci-contre). Derrière eux jaillit la lumière sur deux écrans géants diffusant un film vidéo qui sert de contrepoint à l’action scénique, une double narration et non une redondance. Par ce spectacle, nous pénétrons dans l’univers de deux artistes majeurs, et parmi les plus féconds, de notre temps. A savoir Peter Sellars, metteur en scène américain au propos subversif enchanteur, et son compatriote Bill Viola qui depuis trente ans imprime sa marque souveraine de peintre-vidéaste sur le monde. Une des clés révolutionnaire que délivre la lecture de Sellars est l’amour charnel qui, au préalable du drame, a uni le roi Marke à son neveu Tristan ajoutant la dimension d’un premier amour condamné. Mais l’attrait majeur de cette vision du poème wagnérien tient au superbe équilibre entre la direction d’acteurs dépouillée et la truculence de l’installation vidéo. Un spectacle insaisissable d’un seul regard qui induit la notion de choix entre l’action concrète au premier plan et celle, symbolique, de l’arrière-plan.
Un duel scénique
Le Tristan de Wagner est une sorte d’exercice obligé que les metteurs en scène, même confirmés, doivent affronter un jour avec plus ou moins de bonheur. Citons d’heureuse mémoire Wieland Wagner, Jean-Pierre Ponnelle et Heiner Müller, une liste à laquelle s’ajoutera sans doute le nom de Patrice Chéreau en 2007 à la Scala de Milan. Une très belle initiative, sous la forme d’un livre, présente trois mises en scène sulfureuses créées cette année. Celle, susmentionnée, de Sellars, celle d’Olivier Py à Genève et celle de Christoph Marthaler à Bayreuth: trois trublions habitués aux «scandales». Belles images, commentaires pointus et interviews des artistes rendent cette publication précieuse à qui croirait encore que l’opéra est un genre désuet et élitaire. Dans la foulée de l’année Tristan, un enregistrement de référence fait aussi une miraculeuse apparition. En effet, pour des raisons économiques, les enregistrements de studio très coûteux se raréfient au profit des captations en direct sur scène. Ici, il s’agit du premier enregistrement (certains disent testament) du rôle par Placido Domingo, le plus grand ténor actuel, dont la longévité (55 ans de carrière), l’organe vocal et l’intelligence fascinent. A côté de Domingo, une riche distribution, jusque dans les rôles mineurs confiés aux plus belles voix d’aujourd’hui, placées sous la direction d’Antonio Pappano. Notons aussi l’interprétation idéale du rôle d’Isolde par la jeune Suédoise Nina Stemme qui, voilà deux mois, enchantait le public du Grand Théâtre de Genève dans le Tannhäuser d’Olivier Py.
Tristan fait tableau
A deux pas dudit Grand Théâtre, sur les cimaises du musée Rath, le chevalier Tristan tient la dragée haute aux autres personnages wagnériens de l’exposition Richard Wagner, visions d’artistes. Il cabotine sur l’affiche qui reproduit l’évocation érotique de la mort des amants, peinte en 1910 par l’académique Rogelio de Egusquiza. Un parcours pictural d’Auguste Renoir à Anselm Kiefer, soit du XIXe à nos jours. Un accrochage qui démontre l’influence de l’univers propre au compositeur saxon sur ses contemporains et les générations suivantes. La muséographie offre une lisibilité appréciable, met en valeur les raretés exposées comme la cohérence de l’ensemble.
Tristan et Isolde, à l’aube du XXIe siècle, éd. Labor et Fides.
Tristan und Isolde, 3 CD, dir. Antonio Pappano, EMI classiques.
Richard Wagner, visions d’artistes, jusqu’au 29 janvier 06, Musée Rath, Genève. www.ville-ge.ch/musinfo/mahg
Tristan und Isolde, du 8 nov. au 6 déc., Opéra Bastille, Paris. www.opera-de-paris.fr