Il était une fois 360°
Après une plongée dans les pages du premier 360° le mois dernier, on revient sur les coulisses du magazine à ses débuts. Première rédactrice en cheffe, de 1998 à 2006, Cathy Macherel raconte.
Une longue table, des volutes de fumée, quelques bières pour la bonne humeur. Nous sommes à l’automne 1997, dans le squat «Chez Brigitte». Une tripotée de gens s’y rencontrent chaque semaine, avec l’idée de faire avancer un projet. L’idée? Créer une nouvelle association LGBT+. Le «+» signifiant, ici, que l’on compte s’adresser à toute personne, quelle que soit son identité ou son orientation sexuelle, hétéros et cis (on n’utilisait pas encore ce terme) compris. Il faut parler d’ouverture, créer des passerelles, plutôt que de rester cloîtrer dans nos lieux réservés. Ainsi a été imaginée notre vision à 360°.
Organiser des fêtes (360° Fever), être là pour offrir soutien et services (Espace 360, nom du pôle associatif à l’époque), ou monter un magazine, chacun y va alors de son envie et de son engagement.
Côté presse, à y regarder avec 25 ans de recul, il fallait être un peu dingue pour se lancer dans une telle aventure. Certes, à la fin des années 90, les médias n’ont pas encore subi de plein fouet la révolution internet, mais tout de même… Combien de titres, hors des médias mainstream, se sont déjà cassé la gueule sur ce marché difficile.
Envie de s’amuser
Mais de marché, il n’est évidemment nulle question à 360°. On ne veut, à l’époque, même pas entendre parler de subventions pour le pôle social de l’association… L’équipe du magazine se monte à l’énergie, elle a aussi envie de s’amuser. Tout cela se fait en même temps que se déroule une Gay Pride improvisée à Genève, initiative de quelques joyeux lurons, une première en Suisse romande.
Bientôt, le QG s’établit rue de Lausanne, dans la cuisine du bureau de notre graphiste, Chatty Ecoffey. Oui, je sais, ça ressemble furieusement à du storytelling, mais c’est bien ainsi que les choses se sont faites. C’est dans cette ambiance de vieux carrelage et de chaises en formica que se tiennent nos séances de rédaction, bières et chips au paprika à l’appui. Rien n’est encore sorti de presse, mais la cuisine déborde de partout à chaque séance hebdomadaire. Journalistes avec expérience ou en herbe, idem pour les photographes qu’amène Ester Paredes, l’équipe ne cesse de s’agrandir.
On décide que le magazine sera un «bimestriel». «Un quoi?», demande-t-on souvent à Philippe Scandolera, qui gère la pub. Ben oui, un magazine qui sort tous les deux mois, donc six fois par an. En format A4, vendu sur abonnement et en kiosque.
Le premier numéro sort en juillet 1998, pour la Gay Pride de Lausanne. Les exemplaires sont entassés dans une charrette, le magazine se vend à la criée. En couverture, un ventilateur arc-en-ciel suggère un cercle. Résultat d’une règle saugrenue: on se met pour contrainte qu’une forme ronde, allusion à 360°, constituera un élément graphique de chaque «une» du magazine. En couverture des premiers numéros suivront ainsi un taille-crayon, un bocal à poissons, une pleine lune, un gâteau… Autant dire qu’on oubliera vite le concept.
Aux séances de rédaction, numéro après numéro, idées et envies se bousculent. On se lance dans des enquêtes de proximité, à une époque où il y a encore beaucoup à révéler, à dénoncer: dossier sur une école peu intégrante, témoignages de flics homos, enquête sur les effets de la criminalisation de la transmission du VIH, décryptage sur comment la pharma fait main basse sur la sexualité féminine…
Voyez un peu le contexte: dans l’actualité, en 1999, la Migros subit un boycott d’un parti conservateur parce qu’elle a subventionné… un concours de Mister Gay! Et le directeur de la Croix-Rouge à Fribourg s’insurge de la venue de la Gay Pride.
Au basculement du nouveau siècle, on découvre à peine le mot «queer», et «transexuel» fait encore partie du vocabulaire. Un article sur le coming out des ados en dit long sur le chemin qu’il faudra encore parcourir pour gagner reconnaissance et égalité. Il est titré: «Comment le dire à 16 ans?»
Le magazine donne, comme il se l’est promis, dans tous les genres, explorant sujets intimes et de société, ouvrant des portes, jetant des ponts entre toutes les sexualités.
À ses débuts, 360° possède une rubrique de «petites annonces de rencontres». En la matière, internet n’a que quelques années de pratique, et Tinder est encore dans le néant. En l’an 2000, un dossier est consacré à la montée en puissance de la drague sur les chats. On analyse comment la technologie change nos rapports aux corps.
Détournements
Des rubriques classiques de magazines populaires inspirent, on les détourne. Le magazine abrite ainsi un feuilleton déjanté (Le Bonheur pour tous), une rubrique sexo totalement fabriquée (Les bons conseils du Dr Cute) et une chronique culinaire bien à l’ouest. Un horoscope sans queue ni tête ne propose que quatre signes par numéro, «parce qu’on n’a pas plus de place». Il est signé Snoopy Argenté, pseudo improbable derrière lequel se cache une journaliste de renom en Suisse romande.
Parce que c’est aussi ça, 360°: un espace où des journalistes viennent s’éclater dans des genres qui les changent de leur routine, où des photographes de presse viennent s’exprimer façon «carte blanche», tout comme des dessinateurs confirmés. Combien de jeunes ont aussi utilisé ce magazine comme un tremplin, dont on a revu ensuite les noms dans la presse qui salarie, sur la couverture d’un roman ou à l’affiche d’une pièce de théâtre?
La rédaction gagne bientôt en espace, avec de vrais locaux pour travailler, partagés avec l’association, à la rue de la Navigation. Surprise, on est visiblement lu jusqu’à Paris: en 2003, Têtu veut nous coller un procès suite à un article critique. Bien plus tard, coup de fil d’un avocat d’affaires pour nous demander si l’on veut racheter ce magazine français, alors en mauvaise passe! On répond qu’on y réfléchit… Scando en rigole encore.
Pour nous non plus, ce n’est pas tous les jours faciles. Après 30 numéros, à l’automne 2003, changement de formule: il faut se rendre à l’évidence, il n’est pas simple de couvrir nos frais par les abonnements, même si des fidèles nous soutiennent. On passe à un format A5, à dix numéros par an, 360° devient gratuit, distribué dans de nombreux lieux à Genève, et ailleurs en Suisse romande.
La visibilité augmente, la pub aussi, les puristes regrettent toutefois le grand format et la communauté d’abonnés. Pour fidéliser l’équipe, on commence à rémunérer les articles. Y a-t-on perdu un peu notre âme? Peut-être. En petit format, toutefois, on s’amuse encore.
Je me souviens en particulier de ce numéro, en 2004, mettant en scène deux mariées en robe blanche, façon meringues glacées. Elles tiennent d’ailleurs encore régulièrement l’affiche sur le stand du magazine, inlassablement monté pour les fêtes de Fever. À l’époque, on ne parle pas encore de mariage pour tous, mais de partenariat enregistré à l’échelle fédérale. Signe d’embourgeoisement de la communauté ou progrès social? Le sujet fait débat. On sait aussi en rire: 360° donne dix conseils pour «se dire oui sans passer pour des tartes».
Pour évoquer ici quelques morceaux – si peu – de cette épopée, j’ai relu bien sûr quelques numéros de l’époque. Le mélange d’engagement et d’humour, avec beaucoup de fraîcheur, est la marque de ces débuts. Mais surtout, à l’heure de ce 221e numéro de mars 2023 (!), il y a la mesure de l’incroyable chemin parcouru. Depuis 25 ans, ce magazine, abordant des sujets importants mais sans se prendre au sérieux, a traversé toutes les luttes politiques et sociales de la communauté LGBTIQ+, tous ses courants. Il en a été – et continue de l’être – un parfait reflet.