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Toute première fois – le Saxo

Toute première fois – le Saxo
Crédit @Belkasmi

Il y a des premières fois qui comptent, il y a des lieux qui comptent. Ces actes inauguraux, ces endroits chéris sont souvent le fruit d’une lutte avec soi-même et contre le reste du monde lorsqu’on est LGBTIQ+. Aujourd’hui, j’aimerais vous raconter mes deux premières fois au Saxo.

La première fois qu’on se rend compte que l’on n’est pas le ou la seul·e·x à être «comme ça»; la première fois où l’on embrasse quelqu’un et que ça sonne enfin juste, le ventre tordu par l’exaltation, le cœur prêt à exploser de joie, entre désir et interdit; la première fois où l’on est out dans l’espace public, que l’on s’affiche volontairement pour ce que l’on est, quelque part dans les interstices d’identités et d’individualités qui se jouent entre ces lettres et ce signe: LGBTIQ+. La première fois où j’ai été out de mon plein gré dans un espace public, c’était au Saxo à Lausanne. Nous sommes en 2010, 2011 peut-être, j’ai alors dix-huit ou dix-neuf ans et je suis en couple pour la première fois.
Enfin, je veux dire en couple pour la première fois d’une manière non jouée, non contrainte: c’est-à-dire avec un garçon. Appelons-le S.
S. est à peine plus jeune que moi, nous nous fréquentons depuis quelques semaines. Il vit à Lausanne, et moi à la campagne. Il est out auprès de sa famille, moi pas. Il est out auprès de tous ses amis, et moi pas. Il connaît des bars gais, et moi pas, et je vais l’aimer brièvement pour ces raisons-là, et pour tant d’autres également.

Une faune haute en couleurs

S. m’emmène vers le Conservatoire, ce doit être un vendredi, peut-être un samedi soir, nous allons rejoindre ses ami·e·x·s. S. est devant moi, il pousse la porte vitrée située à la droite du petit passage utilisé comme cour et qui sépare deux bars. Celui dans lequel il m’emmène, sur la droite, est capiteux, avec des rideaux aux fenêtres et un beau bar en bois au rez-inférieur. Nous montons les quelques marches qui mènent à ce qui semble être une mezzanine: «Bonsoir, bonsoir les garçons, bienvenue!» Cette voix, je l’entends pour la première fois, et je suis déjà à la maison.
Jacques, le patron, nous accueille, il nous accompagne à une table, nous dit que nous pouvons poser nos vestes vers les escaliers si nous souhaitons être plus confortables, qu’un garçon viendra prendre notre commande dans quelques instants. Jacques se retourne vers d’autres client·e·x·s en haut des escaliers, il leur souhaite également la bienvenue, ce qu’il fait inlassablement avec chaque personne entrant dans son établissement, les installant tantôt sur une banquette, tantôt sur l’un des mythiques tabourets «de l’époque» (comme disent les gens qui vieillissent et se sont attaché·e·x·s, sans s’en être rendu compte, à de petits détails cocasses qui les marqueront à jamais). S. est à côté de moi, il passe sa main dans mes cheveux, pose sa main sur ma cuisse, m’embrasse certainement. Il se lève, va chanter une chanson au karaoké, discute avec des gens qui, me semble-t-il, font partie d’une faune haute en couleurs que je découvre. L’ensemble de la clientèle du bar est bigarrée, des jeunes et des moins jeunes, des gens qui eux aussi doivent, comme moi, se situer quelque part dans les interstices LGBTIQ+.

Comme un phare dans la nuit

Quelques années plus tard, la toute première fois où je suis ressorti après le confinement, quand les bars ont rouvert, quand il était à peine possible de respirer à nouveau en présence d’autrui, c’était au Saxo. Pour cette deuxième première fois, j’avais forcément organisé une sortie avec mes amis les plus chers, ceux grâce à qui il avait été possible de naviguer à vue pendant cette période sombre. Nous nous sommes préparés, comme avant; les gestes sont revenus avec un naturel surprenant, instantanément. Nous marchons dans les rues lausannoises, et je pousse avec délectation la porte vitrée située dans cette cour qui sépare deux établissements. Celui de gauche a changé de propriétaire et de concept. Celui de droite, le Saxo, est toujours là, inébranlable, comme un phare dans la nuit parfois très noire.

Ce phare sorti des eaux au début des années 90 a survécu à des épidémies, à l’arrivée de Grindr et à la numérisation de nos vies intimes, pour ne citer que cela. En y pénétrant, les souvenirs s’engorgent dans mon esprit: les rideaux léopard qui bordent la scène du karaoké; ceux à franges métallisées rouges qui constituent le fond de cette même scène; les écrans à tube cathodique; les paroles entêtantes de La grande Zoa et celles de Marilyn et John qui me sont si chères; et les photos de Jacques, son sourire éclatant alors qu’il pose, couché sur le capot d’une voiture ou entouré de boys en chemise blanche, travesti en créature envoûtante. Je devance mes amis dans les escaliers, j’arrive à l’étage. La clientèle est plus clairsemée qu’aux grands soirs, mais je reconnais quelques visages d’habitué·e·x·s qui semblent tout aussi touché·e·x·s que moi d’être là. À peine le temps d’enlever ma veste, nous voilà accueillis par un tonitruant: «Bonsoir, bonsoir les garçons, bienvenue!».

À cet instant, je vous promets, avec la même intensité que lors d’un premier baiser échangé avec un garçon, mon cœur était prêt à exploser de joie.