Humour queer: alors on g(l)ousse
Avec l’essor du stand-up, les petits rigolos de notre équipe semblent plus visibles sur les scènes en solo. On voulait en avoir le cœur net, alors on a causé rire queer avec quelques pros de l’humour romand…
Avant de raccrocher, Aude Bourrier conseille d’aller jeter un œil sur le JT du Gouinistan. Rien qu’au titre, on glousse avec elle dans quelque chose qui ressemble à une sorte de complicité communautaire. C’est une séquence régulière du compte Instagram lesbien.raisonnable qu’adore la comédienne genevoise, actuellement en pleine écriture de Dure à queer, son deuxième spectacle de stand-up. Oui, les jargons des communautés LGBTQ+ ont leurs pépites. Du clash au roast («chambrer», dans le langage stand-up), de l’autodérision au détournement, nos manières codées nous appartiennent mais circulent mieux. Elles (se) donnent du pouvoir, fédèrent des publics ou des micro-communautés. En passant en revue quelques noms connus de personnalités LGBTQ+, on aura fait marrer l’humoriste romand Charles Nouveau en lui confirmant que «Oui oui, lui aussi, c’est une cousine». Ce à quoi il rétorque: «Quoi ? Vous dites « cousine » pour un mec de la communauté?» Et là, revient immédiatement en mémoire cette séquence où le Français Alex Ramirès avait conquis sa salle en ironisant sur le fait que «le beau gosse de Prison Break, eh ouais, il est aussi dans notre équipe.» La tête dans les mains, il finit par imaginer la réaction du public féminin: «Naaaaaaaan! Vous allez donc tous nous les preeeendre!!!» Autant voler les mots du chercheur Xavier Lemoine: «En permettant de rire avec et non contre l’homosexualité, les comiques redéfinissent les limites du rire.»
Boom du rire
On était titillés par l’intuition que de plus en plus de stand-upper·euses de la famille (désolés, pour le coup c’est dur à lire en inclusif mais ça sonne bien) étaient visibles ces dernières années, sur scène, sur YouTube et beaucoup sur Netflix. En Francophonie y compris: Alex Ramirès, donc, (à ne pas rater hors-scène en Petite Sirène cheap dans ses vidéos Lowcost), Océan, Shirley Souagnon, Tristan Lopin ou encore Jeremy Lorca. Il n’y a pas d’explication mystique, le curseur sociétal évolue et les limites du rire avec. Et puis, comme toujours, les réseaux et les plateformes de streaming sont les principaux responsables de la diffusion accrue de tout ce qui se voyait moins.
À Genève, Olivia Gardet et Émilie Chapelle le confirment: «En Suisse, le vrai boom du stand-up se sent depuis 2015, dans la vague du mouvement français lancé par le Jamel Comedy Club à l’époque. Bien sûr, tout ça prenait racine aux États-Unis et plus récemment c’est Netflix qui a vraiment ouvert et popularisé le genre.» Le couple de passionnées a senti l’engouement pour cette «pratique brute, où les comédien·ne·s travaillent autour de ce qui les touche dans leur vie pour mieux révéler les absurdités du monde». Elles montent le Caustic Comedy Club à Carouge, devenu un rendez-vous romand immanquable depuis 2016.
Gadsby la magnifique
À des milliers de kilomètres de là, extirpée de sa Tasmanie natale, Hannah Gadsby avait produit sa petite onde de choc avec Nanette en 2017. Derrière l’écran Netflix, difficile de ne pas être séduit·e·s sur le fil entre rire et gorge serrée, bluffé·e·s par la puissance scénique de l’humoriste. Statique, mini-mimique en coin, Hannah Gadsby s’autorise à moquer le milieu: «Je suis pas une très bonne gay. Des femmes ont reproché à mon spectacle de pas être assez lesbien. Pourtant, je suis bien là pendant une heure et demie sur scène, non?» Puis elle pose une question intéressante après avoir pourtant débuté son spectacle sur ce mode: «Vous savez ce que ça veut dire l’autodérision venant de quelqu’un déjà à la marge? Ce n’est pas de l’humilité, mais de l’auto-humiliation. Dois-je me rabaisser encore pour demander le droit de parler? Non, donc je dois arrêter tout ça.»
Fabricante de tensions, elle vous déroute, vous balade en équilibre à travers ses traumas en flirtant avec l’humour comme la colère. Et s’amusera plus tard à mettre les hommes en boîte pour mieux défoncer le patriarcat. Tout en finesse et en histoire de l’art, elle vous emmène au bord des larmes. Une démonstration de force, qui prouve que seul le lien, dans une salle obscure, est un remède à la souffrance. Rien que le temps d’un spectacle. Qui disait que la culture était un truc non essentiel?
Racines de l’homour queer
Dans son article «Naissance des comiques gays et lesbiens américains: le rire queer comme performance esthético-politique», Xavier Lemoine remonte dans les années soixante à la racine du camp. Il analyse le sens du rire comme outil de défense dans les expériences minoritaires, sur la base de moments clés d’humoristes queer américain·e·s: de Monica Palacios ou Wanda Sykes aux Pomo Afro Homos qui détournent les caricatures homophobes et les stéréotypes de la «tarlouze noire». Pour Lemoine, «le rire queer briserait les chaînes de l’homophobie régnante non pas tant en inversant les rôles (se moquer des hétérosexuels, même si ce n’est pas exclu) mais en transformant l’oppression, voire l’injure en potentiel de prise de liberté, en champ du possible de la blague».
De nombreux·se·x·s comiques queer se moquent donc d’elleux-mêmes et de leur communauté en même temps qu’iels critiquent la culture de masse. Shirley Souagnon raconte qu’il y a un gros beauf en elle quand elle drague les filles. Aude Bourrier use d’un ressort similaire: «Dans mon nouveau spectacle je tape sur les mecs cis qui sont relous en soirée. Mais je fais simultanément une pirouette sur moi-même. J’ironise sur le fait que ce n’est pas parce que je suis lesbienne que j’ai vraiment une meilleure attitude dans la drague.»
Qui dit quoi à qui et depuis où
«Dans le stand-up, on est une version amplifiée de nous-même, mais il y a toujours une recherche de vérité, d’authenticité» décrit Charles Nouveau. Peut-on encore rire de tout? Est-ce que dans le stand-up les personnes non concernées peuvent faire marrer sur ces sujets? Pour Aude Bourrier, il y a deux points essentiels: «Pour moi il y a une différence entre être concernée et être située. À partir du moment où on sait d’où je parle, je devrais pouvoir tout aborder sans autocensure, surtout sur scène.» L’autre point crucial, c’est que «Marina Rollman sera gouine, c’est une question de temps.»
Pour Charles Nouveau, «si tu représentes une minorité, peu importe le niveau de la blague, tu es plus légitime, plus safe à le faire. Au même titre que moi je peux aller plus loin en faisant des blagues sur les Suisses que quelqu’un qui ne l’est pas.» Il se remémore une phrase de l’Australien Jim Jefferies: «Une blague c’est un pari, c’est un risque, et l’humour c’est flirter avec la ligne. Parfois tu peux te planter et c’est important que les gens puissent se planter.» Le Nyonnais se souvient aussi s’être posé pas mal de questions, ado, et glissera, amusé depuis sa position de mec hétéro blanc: «Finalement, être bi m’aurait peut-être rendu plus intéressant.»