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Le carcan indien

Dans le sous-continent, l’homosexualité est toujours condamnée par le code pénal. Difficile d’y vivre sa différence, même si les choses bougent peu à peu. La situation, vue par trois jeunes Tamouls.

GINA, 30 ANS

Gina

«J’ai toujours su. La voix dans ma tête a toujours été celle d’une fille. Mais j’ai aussi toujours senti que personne ne me soutiendrait si je décidais d’être moi-même.» Gina a trente ans, de longs ongles soignés et un visage poupin. Ce qui frappe, lorsqu’on la voit pour la première fois, c’est la douceur de son regard. Enfant, puis adolescente, Gina s’est toujours sentie à part. Elle a dix-neuf ans lorsqu’elle comprend. «Dysphorie du genre. Un sacré choc pour moi qui ignorais tout de la sexualité et des questions de genre. J’étais terrifiée.»

« La voix dans ma tête a toujours été celle d’une fille »

Dans le salon de la maison familiale, des icônes religieuses, des bougies et des croix habillent un pan de mur. Sur un autre, une photo. «C’était il y a deux ans, au mariage de mon frère», explique Gina. Difficile de la reconnaître, habillée en homme. À cette époque, elle tente encore de vivre comme un garçon – un déni qui entraîne une souffrance physique. La bienveillance d’un médecin sera le déclic. Gina entame un traitement hormonal et fait son coming-out auprès de ses parents, des catholiques très conservateurs. Elle redoute l’internement forcé en hôpital psychiatrique, le rejet pur et simple ou les coups. Ce seront des pleurs, des cris et des reproches. «Ils n’acceptent pas qui je suis et continuent à m’appeler par mon nom de baptême, Vijay.»

À leur demande, Gina a quitté sa ville natale, Chennai, pour Bangalore. C’est là qu’il y a une petite année, elle est sortie pour la première fois dans la rue habillée en femme. «En général, j’évite le maquillage et les vêtements féminins car je n’aime pas que l’on m’observe. L’Inde est un pays très puritain, qui a peur de la différence. Mais ce soir-là, j’ai choisi un tee-shirt qui hurlait ‹ je suis une fille ›.» Gina est émue à l’évocation de ce souvenir. Depuis, elle a participé à sa première Pride March et trouvé un job où elle est elle-même. Elle rêve maintenant d’une opération. «Je tiens à avoir un vagin. Je veux que mon corps reflète la personne que je suis à l’intérieur. Qu’il fonctionne, socialement, sexuellement.» Mais son prochain défi est d’être officiellement reconnue comme femme. La procédure est lancée. «Ce petit F sur mes papiers d’identité, j’y tiens plus que tout.»

SHANKAR, 23 ANS

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Shankar emploi le mot gay haut et fort, même en public. C’est assez rare pour être souligné. Globalement, il le dit lui-même, il a «eu beaucoup de chance». Il grandit dans une petite ville de pêcheurs, dans le Sud de l’Inde. Un endroit très conservateur. «Je n’ai jamais été perdu en ce qui concerne mon orientation sexuelle, explique le jeune homme, car les filles ne m’ont jamais attiré. Ce qui m’angoissait, c’était d’imaginer quelle serait ma vie dans une société si fermée. Si j’avais vécu à San Francisco, à Paris ou à Amsterdam, tout aurait été différent. Ici, j’avais peur, rien qu’en avouant que j’aimais les garçons, de courir le risque d’être battu, voire tué.»

« J’ignorais que les gens comme moi existaient »

Il a 16 ans lorsqu’il se confie pour la première fois, après un chagrin d’amour. C’est un exutoire. «Mon père est plutôt ouvert, très cultivé, mais on n’allait pas jusqu’à parler de sexualité. En Inde, on ne parle pas de sexe. J’ignorais même que d’autres personnes comme moi existaient.» Internet est un précieux échappatoire. Shankar découvre des articles, intègre des communautés virtuelles, des forums… «J’ai compris que je n’étais pas seul.»

À la fac, il finit par s’ouvrir à son père. «C’est peut-être un trouble psychiatrique. Je suis sûr qu’on peut te soigner», lui répondra celui-ci. Shankar n’a toujours pas avoué son homosexualité au reste de sa famille. En revanche, en pur produit de la génération Y, il a fait son coming-out sur Facebook, peu après avoir quitté sa région natale. C’était en 2013, la Cour Suprême venait de réviser le jugement de la section 377. «J’étais bouleversé. Je voulais crier au monde entier que j’étais gay. J’ai écrit un post Facebook, pour toucher un maximum de gens en un minimum de temps.» Shankar est un garçon enjoué et souriant, mais lorsqu’il évoque la section 377, son regard s’embrume. «Ça me donne l’impression d’être un citoyen de seconde zone. Si un jour cette loi m’affecte personnellement, je me suis promis de quitter l’Inde. Vivre avec la peur d’être traîné devant un tribunal pour ce que l’on est est terrible.»

VIKRAM, 37 ANS

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Vikram nous reçoit dans son petit appartement. Il vient tout juste d’emménager, c’est le désordre. Sur le séchoir, dans la chambre, des vêtements roses, fleuris, à l’image du chemisier qu’il porte ce jour-là. «C’est exactement le genre de hauts que j’aime, explique-t-il d’une voix posée. Je ne comprends pas pourquoi on dit que le rose et les fleurs sont pour les filles, tandis que les chemises et le bleu sont pour les hommes.»

«Je n’ai jamais ressenti le besoin d’être un garçon ou une fille»

Les règles liées aux genres, Vikram les remet en cause depuis son plus jeune âge. «Je n’ai jamais ressenti le besoin d’être un garçon ou une fille et donc d’adopter les codes qu’on leur impose.» Enfant, il préfère les jeux calmes et les longues discussions au cricket et aux bagarres. Plus le temps passe, moins ses goûts sont tolérés. «Le fait que les garçons et les filles soient tenus de jouer à des jeux différents, de s’habiller différemment et de s’asseoir chacun de leur côté m’apparaissait comme un intolérable apartheid.»

Au lycée, les choses se gâtent. Proches des filles et chouchou des profs, Vikram est brutalisé, insulté, ostracisé. «La radio était ma meilleure amie. Je ne regardais pas la télé car je n’aimais pas les stéréotypes qu’elle propageait. Je lisais. J’écoutais la BBC, RFI, Radio Netherlands…» Il évite la fac, passe deux ans dans un ashram «par curiosité». Là aussi, sa différence dérange et son esprit critique s’aiguise. Profondément féministe, Vikram souhaite «la fin de la morale victorienne» et cite Judith Butler, qui affirme que le sexe et le genre sont des constructions sociales. Dans la mesure où il ne se considère ni homme ni femme, Vikram a du mal à définir sa sexualité. «Je serais plutôt attiré par les caractéristiques féminines, chez un homme comme chez une femme. Mais je me vois comme pansexuel.»

Après des années de petits boulots en call-center, Vikram découvre Nirangal, une association de défense des LGBT. Depuis l’été 2015, il y travaille à plein temps. Après 35 ans de réflexion, Vikram veut lutter. Contre le système des castes, le patriarcat, ou la fameuse section 377 qui rend criminelle toute relation non hétérosexuelle. «Ce qui est compliqué en Inde, c’est qu’il n’y a pas de débat public sur la sexualité. Le sexe est un tabou. La société n’est pas prête au changement, ce n’est pas pour ça que ça ne doit pas arriver.»