Une Biennale abracadabrante
Édition post-pandémique décalée d'un an, une myriade d'artistes femmes aux univers extravagants, du merveilleux à gogo et un joyeux soupçon de queerness: voilà ce que réserve la 59e Biennale internationale d’art contemporain de Venise.
La pandémie de coronavirus aura laissé bien des traces, dont celle-ci, historique: après avoir traditionnellement eu lieu les années impaires depuis sa création en 1895, la Biennale d’art contemporain a désormais lieu les années paires, par effet domino, la Biennale d’architecture n’ayant pas pu se tenir en 2020 comme prévu et ayant été repoussée d’une année.
Cette 59e édition a pour nom The Milk of Dreams. De nombreux·ses artistes y ont répondu en façonnant de petites utopies, des mondes parallèles. Parmi toutes les expos que nous avons pu visiter au printemps, celle de l’artiste queer néerlandais·e Melanie Bonajo, basé·e à Berlin, nous a collé des étoiles dans les yeux. Son installation vidéo immersive When the body says Yes est une joyeuse invitation à se reconnecter au corps de l’autre, après deux longues années de distanciation sociale. Elle a transformé la Chiesetta della Misericordia, petite église baroque du quartier de Canareggio, désignée cette année pavillon des Pays-Bas, en terrain de jeu (con)sensuel. Les visiteur·euse·x·s sont invité·e·x·s à s’y déchausser à l’entrée et à explorer pieds nus un petit paysage de collines chamarrées, scintillantes, écho teinté de merveilleux au bouquet de lumière pâle filtrée par les vitraux de la nef, charivari de coussins au sein desquels il fait bon se lover, dans la fraîcheur de cet édifice de pierre, pour contempler le grand écran qui trône à l’opposé de l’autel. Le travail vidéo de Bonajo s’attache à montrer des corps nus et queers dans leur singularité, qu’iels soient cis ou trans*, blancs ou bipoc (black, Indigenous and people of color en anglais, soit noir·e·x·s, indigène·x·s, ou personne de couleur en français), valides ou non valides, sveltes ou gros, jeunes ou vieux. Des corps désirants, vibrants, mêlés les uns aux autres, en quasi-osmose, dans un safe space où consentement et sensualité sont les maîtres mots. On resterait bien des heures à buller dans ce petit paradis queer, loin de la chaleur des ruelles de Venise…
De l’esclavagisme à l’écologie
À l’Arsenal, l’artistex afro-américainx non-binaire Precious Okoyomon invoque à son tour un monde à part. Avec son installation immersive To See the Earth before the End of the World, l’artiste transforme une des salles de l’exposition en vaste jardin hérissé de canne à sucre, plante que sa grand-mère cultivait au Nigeria. La nouvelle oeuvre d’Okoyomon évoque à la fois la traite des esclaves noir·e·x·s et la surexploitation des ressources terrestres, en mettant en lumière l’imbrication des luttes politiques, qu’elles soient antiracistes ou écologiques.
Aux Jardins de la Biennale, conséquence de la guerre en Ukraine, le pavillon de la Russie est cette année effacé de la carte de l’exposition. Dans les autres pavillons nationaux, les artistes femmes ont la part belle, et c’est réjouissant. Peut-être l’une des innombrables secousses provoquées par le séisme #metoo?
Re-enchanting the World, l’installation de l’artiste visuelle Malgorzata Mirga-Tas, nous enchante. Membre de la communauté rom, elle a entièrement habillé les murs du pavillon de la Pologne avec des tapisseries somptueuses contant la vie quotidienne des habitantes de son petit village tapi au pied des montagnes des Tatras, et en parallèle l’histoire éclatée de la communauté rom à travers les siècles et les pays. Au centre du pavillon, des fauteuils invitent à la contemplation de ces fresques bigarrées, riches en détails et brodées de tissus chatoyants.
Mettre en valeur les travailleuses afro-américaines
À quelques pas de là, le pavillon des États-Unis est méconnaissable: sa façade a été entièrement revue par l’artiste afro-américaine Simone Leigh, qui l’a recouverte de chaume. Ce détail architectural rappelle l’esthétique des pavillons des colonies françaises en Afrique lors de l’exposition coloniale internationale de Paris en 1931, censés représenter un ailleurs lointain, sauvage – et profondément racisé. À l’intérieur et à l’extérieur du pavillon, ses sculptures monumentales, réunies sous le titre éloquent de Sovereignty mettent en valeur les travailleuses afro-américaines. L’artiste crée également une imagerie alternative aux représentations phallocentrées de nos sociétés patriarcales. Époustouflant.
Au pavillon de la Hongrie, les sculptures colorées, mosaïquées et enchaînées de Zsofia Keresztes – After dreams: I dare to defy the damage – sont un jeu autour du fameux dilemme du hérisson de Schopenhauer. Là encore, il s’agit d’un travail émouvant sur l’intimité et son absence, inspiré de toute vraisemblance par la pandémie.
Enfin, bref stop au Palazzo delle Prigioni, dans lequel le pavillon de Taïwan s’offre une rétrospective sous le titre d’Impossible Dreams. Le commissaire d’exposition Patrick Flores a rassemblé les highlights des 25 années d’existence du pavillon. L’expo s’achève sur 3X3X6, la fantastique exposition de l’artiste taïwanaise queer Shu Lea Schang et du philosophe trans* Paul B. Preciado, présentée en 2019, lors de la dernière de la Biennale d’art contemporain de Venise à avoir eu lieu une année impaire.