Poésie queer: uppercuts sans alexandrins
Une rumeur queer gronde dans la poésie d’aujourd’hui. On s’est demandé si ce n’était qu’une impression avec celleux qui (ré)animent le genre en terres helvétiques.
Vous vous êtes déjà pris une bourrasque de Kae Tempest? Son spoken word britannique vous a-t-il fait claquer le cœur dans la fosse, sous la scène qui lui sert de ring? Si la sociologie est un sport de combat, on dirait bien que la poésie aussi. Il suffisait de voir cet autre jeune poète s’avancer – suisse cette fois – il y a deux Pride de cela, dans une petite cour intérieure de la rue Lissignol, à Genève. En schlaps-chaussettes, sous la capuche d’un peignoir de satin jaune, iel se balançait, comme en entraînement. Iel prenait l’espace sonore et visuel. En lui remémorant cette performance, on a glissé à Meloe Gennai que cette image forte de boxe avec les rimes nous était restée. Mais iel a rectifié: «vous avez bien compris… mais à l’envers. La poésie est réellement le seul langage que j’aie trouvé pour retranscrire un état de vie. Mais moi, c’est avec celui de tous les jours que je dois boxer pour exister.»
La poésie contemporaine est utile à une jeunesse féministe, antiraciste et queer dont les voix circulent vite sur les réseaux sociaux. Forme brève, plus directe, elle s’hybride dans l’oralité, se performe sur des scènes communautaires. Ce printemps poétique, les journalistes français·e·s Zineb Dryef et Cy Lecerf Maulpoix en ont récemment décortiqué la vigueur anglophone et francophone, dans deux enquêtes complémentaires où pleuvent des noms à suivre comme Kai Isaiah Jamal, Rim Battal, Warsan Shire ou encore Lisette Lombé…
Fertilité locale
À Lausanne, Paulette Éditrice a décidé «d’offrir des points de ralliement» à ces remous de poésie LGBTQ+ en créant la collection Grattaculs. Guy Chevalley, son co-éditeur, confirme que la poésie traîne une réputation surannée, voire élitiste. Elle trouve plus difficilement ses lecteur·ices·x qu’un roman accrocheur de l’été, et reste le parent pauvre des rayonnages de librairies. «La poésie est un genre plus contemplatif et exigeant, mais qui assume une grande part de subjectivité. Peu étonnant donc qu’elle attire des minorisé·e·x·s pour s’incarner dans le monde. Paulette a reçu 75 projets lors de son appel aux écritures pour cette collection. Il se passerait donc bien quelque chose… ou plutôt quelque chose a besoin de se dire autrement.
«C’est bien d’être plébiscité·x en tant que personne racisée, trans*, queer, handicapée. Encore faut-il que les lieux qui montrent ce travail soient accessibles à tou·te·x·s.»
Meloe Gennai travaille avec le langage autistique. «C’est bien d’être plébiscité·x en tant que personne racisée, trans*, queer, handicapée. Encore faut-il que les lieux qui montrent ce travail soient accessibles à tou·te·x·s.» Iel critique «cette capitalisation qui pousse la compétition entre artistes, laquelle va à l’encontre de l’élan communautaire de soutien mutuel.» Pour contrer l’individualisme, sa stratégie est collective: «Nombre de projets du Collective X sont anonymes ou en non-mixité. Notre dernier recueil de textes rassemble une trentaine de personnes queer noires de Suisse et des pays limitrophes.» Mais pour Meloe Genai, l’idée même d’un «regain» poétique est eurocentrée: «les formes poétiques orales n’ont jamais cessé d’être populaires.» Iel évoque entre autres l’effervescence de la jeune génération de poètes queer sud-africaines, telles Maneo Mohale et Kopano Maroga.
Redistribution poétique
L’engagement pour la circulation des mots anime aussi la démarche de Mohamed Almusibli, né en 1990 au Yémen. Les résidus relationnels travaillent l’artiste genevois: How dead are you when you are dead to someone? («À quel point es-tu mort quand tu es mort aux yeux de quelqu’un?») Née lors d’une résidence en Pologne, cette réflexion sur l’intimité devient rapidement politique sur un territoire où les violentes manifestations anti-LGBTQ+ cartographiaient dangereusement un tiers du pays. À l’époque, l’espace d’art hôte n’avait pas voulu prendre de risque et avait tout annulé. Refusant que l’argent investi pour la production aille nulle part, Mohamed Almusibli l’a redirigé en invitant un homme trans* polonais, harcelé et emprisonné pour avoir manifesté, à répondre à son poème. L’écho a pris la forme d’une lettre performée dans sa langue, au festival Belluard de Fribourg, en 2020.
Le pouvoir physique de la poésie est manifestement abrasif. Une «langue de chair», précise Meloe Gennai pour en suggérer l’usage viscéral. Certain·e·x·s n’ont pas le choix de la poésie. Et nous, avons-nous le choix de la poésie? Dans un petit recueil sorti du bitume cette année, l’écrivain et poète français Simon Johannin prouve que non par K.-O. en huit coups: «Le mal est fait / Le plaisir est partout.»