Continuum tremens
Quand l’Académie descend dans la rue pour partager ses savoirs…Travail, famille, patrie ou encore religion passent à la moulinette LGBTQI+ pour tout·e·s.
Le continuum est l’ennemi de la binarité. Linéaire, explosive, cette notion détend la représentation des genres et des sexualités placés sous la pression normative des cadres juridiques, médicaux, économiques et politiques de nos réalités sociales. Le continuum est à la fois un défi et une opportunité pour penser de façon plus fluide. C’est aussi ce nom qu’a choisi un projet de l’Université de Genève, pour rendre visible pendant trois mois, un instantané des enjeux LGBTQI+ contemporains.
L’exposition Continuum aura pignon sur rue dès le 18 octobre, juste en face du Musée d’Ethnographie, dans le bâtiment Carl-Vogt de l’Uni de Genève. Elle scénographie des constats et des perspectives thématiques, à commencer par les corps à l’épreuve du système sexe-genre, les identités travaillées par les œuvres artistiques, les nouvelles formes familiales, l’exil, l’école, le travail, les questions de gouvernance au niveau local et international, jusqu’aux exégèses. Elle amplifie des questions qui, posées radicalement depuis les marges, travaillent la société dans son ensemble. Hors des murs de l’académie Pourtant, il aura fallu attendre un certain temps, à Genève, pour bénéficier d’une approche globale et actualisée en matière de recherche académique, d’un état des lieux concret des avancées sociales pour les LGBTQI+ qui soit largement accessible à tous les publics.
Expérience brute
Or le partage, la diffusion, la confrontation de ces savoirs avec nos vécus n’est-elle pas précisément ce que l’on attend de l’Université? Le milieu académique a toujours été un incubateur d’idées et de possibles dans le cadre de ces politiques minoritaires. Il n’est pas le seul et, par ailleurs, n’est pas exempt de la reproduction, en son sein, de mécanismes de pouvoir qu’il observe ou dénonce. Les savoirs proviennent aussi en grande partie des récits personnels et collectifs, ceux formulés chaque jour non sans entraves dans l’expérience brute des individus.
A Genève, par leur travail de terrain associatif, personnel, ou leur simple présence au monde et leurs actions, certain.e.s tentent de gagner du terrain et de faire avancer les luttes au quotidien. Savoirs d’en haut, savoirs d’en bas Cette mise au point vulgarisée – et pluridisciplinaire – de l’évolution des savoirs LGBTQI+ que propose l’exposition, au-delà ou en-deça des laboratoires de recherche universitaires qui les pensent et les décortiquent, est incarnée artistiquement par des visages et des corps (extra) ordinaires. C’est probablement le plus grand intérêt de l’exposition. Pour son curateur, Ferdinando Miranda, «il ne s’agit pas de ranger les individus dans des catégories fixes ni d’en faire des porte-paroles, mais plutôt de raconter des histoires singulières pour apporter une dimension concrète et réelle aux écrits sur les savoirs LGBTQI+».
L’exposition se déploie formellement en une série de quatorze grands portraits réalisés par Neige Sanchez, prolongés par des dispositifs sonores d’entretiens digitaux avec ces personnes parties prenantes de la circulation de leurs propres récits, et de neuf panneaux informatifs et scientifiques. En montrant ces visages, qui seront régulièrement activés par des événements performatifs, discussions ponctuelles et autres activités scolaires, l’espace d’exposition fait dialoguer les savoirs minoritaires par devant et par derrière, par le haut et par le bas.
Etat des lieux
Nous rappelons-nous suffisamment souvent au bon souvenir de l’aspect culturellement construit du genre? Certainement pas, si l’on en croit l’actualité qui nous rappelle constamment le long travail d’éducation à marteler en continu contre le sexisme, et contre ces phobies qui rappellent fermement le masculin à l’ordre lorsqu’il est trop féminin, et inversement. Et ce, aussi bien à l’école des enfants que celle des adultes. Autant dans le quotidien du travail qu’entre les lignes des textes de loi. A partir de ce recadrage préliminaire, l’exposition aborde de nombreux sujets comme la plus grande précarité des LGBTQI+ vieillissants en Suisse.
Au niveau international, un accent urgent est mis sur le cumul des vulnérabilités pour les personnes en exil. On s’y intéresse aussi de près à la GPA et aux questions de filiation soulevées par les nouvelles familles arc-en-ciel. Si elles existent bel et bien, leurs droits ne s’adaptent que lentement et les couples homosexuels sont «exclus en Suisse de l’institution matrimoniale et du droit à la filiation, en prohibant explicitement à ces derniers l’adoption et la procréation médicalement assistée». La sociologue Marta Roca i Escoda rappelle aussi que «après plusieurs années de lutte, on assiste à une timide transformation juridique, avec le changement de la loi sur l’adoption, entrée en vigueur en janvier 2018, qui permet aux parents de même sexe de bénéficier d’une double filiation juridique pour leur enfant, via la procédure d’adoption de l’enfant du partenaire.»
Ces avancées demeurent très partielles, et continuent de faire juridiquement des LGBTQI+ des citoyens de seconde zone. En somme, Continuum ouvre une série de clarifications qui n’est de loin pas inutile, tant les dossiers brûlants sur ces questions de société occuperont l’agenda politique helvétique ces prochains mois.
Amen
Invocation plus rare, la théologie est présente au banquet des festivités. Sur le panneau final on s’intéressera aux conflits d’interprétation au sujet de l’homosexualité dans le Nouveau Testament. L’Institut romand de systématique et d’éthique mène des réflexions sur la pertinence et la cohérence de la foi chrétienne, en dialogue avec la culture contemporaine. On apprend, si les questions d’éthique sexuelle restent de toute façon marginales dans les écrits du christianisme récent, que seuls quatre versets sont consacrés à la question de l’homosexualité. D’autre part, «leur complexité rhétorique, leur ambiguïté sémantique et leur caractère culturellement situé interdisent toute application hâtive dans les débats contemporains, au sein de l’Église comme dans la société.»
Une éthique religieuse progressiste semble donc, dans ces conditions, assez peu compatible avec la mobilisation d’écritures sacrées indissociables d’une époque où l’appréhension de toutes les sexualités était fondamentalement différente. Reste qu’à la lumière des théologiens Simon Butticaz et Andreas Dettwiler, plusieurs lettres assez limpides de Paul sont exhumées, dont une adressée à la communauté de Corinthe (env. 54-55 ap. J.-C.) qui nous fera littéralement nous sentir un peu moins seul·e·s : «Ou ne savez-vous pas que les injustes n’hériteront pas du Royaume de Dieu. Ne vous méprenez pas! Ni les débauchés, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni ceux qui abusent d’autrui [trad. Nouvelle Bible Segond, 2002: les hommes qui couchent avec des hommes], ni les voleurs, ni les cupides, ni les ivrognes, ni les calomniateurs, ni les rapaces n’hériteront du Royaume de Dieu». Continuum, si l’on n’avait pas assez de ces considérations eschatologiques encourageantes, ce seront 200m2 de bonnes et de moins bonnes nouvelles, du 19 octobre 2018 au 18 janvier 2019.
» Continuum; du 19 octobre 2018 au 19 janvier 2019 Vernissage le 18 octobre à 18h30 Salle d’exposition de l’UNIGE; Uni Carl-Vogt, 66 bd Carl-Vogt Programme complet sur: www.unige.ch/-/continuum