«Des hommes fardés qui déclament leur amour, rien de plus naturel»
Shakespeare révèle son amour double au théâtre dans «Will ou Huit années perdues de la vie du jeune William Shakespeare » de Victoria Baumgartner.
«A l’époque de Shakespeare, la sexualité était beaucoup plus personnelle. Si l’on était marié avec des enfants, ce que l’on faisait de sa vie privée importait peu à la société.» La jeune auteure lausannoise et spécialiste de Shakespeare, Victoria Baumgartner, a choisi de présenter sur scène un jeune Will dans sa découverte des choses, de ses doutes à ses passions, parmi lesquelles figure un amour non dissimulé pour le bel Earl de Southampton, son mécène mais pas seulement. Shakespeare, marié à Anne Hathaway, de 8 ans son aînée et mère de ses 3 enfants, était-il gay?
Si son contemporain, le poète élisabéthain Christopher Marlowe, fit officiellement son coming-out, Shakespeare, lui, ne laisse aucun témoignage clair. La voie est donc à l’interprétation de ses textes, à commencer par les deux poèmes publiés de son vivant, «Venus and Adonis» (1593) et «The Rape of Lucrece» (1594). Tous deux sont dédiés au Earl de Southampton, sans gêne ni détour:
«The love I dedicate to your lordship is without end; (…) What I have done is yours; what I have to do is yours; being part in all I have, devoted yours.»
Des poèmes aux sonnets, il n’y a qu’un pas, ou plutôt un fair youth qui inspire à Shakespeare des mots sans équivoque. La question se pose: qui est ce jeune homme pour qui le poète s’enflamme pendant près de 120 sonnets? Qui est le mystérieux Mr. W.H. à qui les sonnets sont dédiés? Est-ce encore le jeune Earl, Henry Wriothesley de son nom, ou le poète a-t-il mené sa passion ailleurs? Sur la question, les biographes divergent. Les mots des textes ne laissent toutefois aucune place au doute. On y parle d’amour, de désir et de sexe.
«So is the time that keeps you as my chest, or as the wardrobe which the robe doth hide, to make some special instant special blest, by new unfolding his imprison’d pride.» (Sonnet 52)
Si l’identité de ses potentiels amants reste inconnue, la question de l’orientation sexuelle shakespearienne, autant que celle du genre, prend une tournure délicieusement complexe dans ses pièces. «Tous les comédiens étaient des hommes, quel que soit le rôle auquel ils étaient assignés. Ils jouaient l’amour, la passion, le mariage. Une femme sur scène, ce n’était pas possible. En revanche, des hommes fardés, poudrés, qui déclament l’amour entre eux, c’était naturel.», poursuit Victoria. À cela s’ajoutent les multiples stratagèmes inventés par Shakespeare où les femmes se déguisent en hommes, le cross dressing. Autrement dit, ce sont des hommes interprétant des personnages féminins qui, à leur tour, se déguisent en hommes pour servir l’histoire. «On arrive à un niveau d’identité genrée ou sexuelle complètement meta, c’est fascinant. Et le jeu se construit sur les tensions sexuelles, mues par l’ambiguïté des relations et de la séduction, comme dans «La nuit des rois» ou «Comme il vous plaira».»
Un passionné
Shakespeare explore la question sur scène autant sans doute que dans la vie. Marié, il laisse sa femme à Stratford pendant près de 20 ans pour poursuivre sa carrière à Londres. Il reste toutefois présent pour sa famille, et rentrera à Stratford vivre une retraite paisible. Dès lors, peut-on imaginer que Shakespeare ait été bisexuel ou le mariage était-il simplement une façade? Victoria Baumgartner opte pour une interprétation moins rigide. «Dans ma pièce, j’explore l’hypothèse selon laquelle le genre n’était pas véritablement important. Shakespeare était un passionné. Il aimait profondément les gens autant que les situations. Il a donc très bien pu tomber amoureux d’un homme comme d’une femme. J’ai ainsi inclus le personnage du Earl of Southampton avec lequel Will entretient une relation très ambiguë. Comme certains biographes, je choisis de les faire vivre ensemble.» Rien d’étonnant en effet pour l’époque à ce qu’un mécène entretienne un poète chez lui, à sa cour, surtout un homme comme Shakespeare, connu pour son wit, sa répartie. Pour rendre la relation entre les deux hommes plus intéressante encore, Victoria use des codes en introduisant des bribes de dialogues shakespeariens entre les deux hommes, les sous-entendus propres à sa langue glorifiant l’histoire. «Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant que l’amour soit consommé ou le cliché un peu cru, ce qui m’intéresse c’est que Will se retrouve tiraillé entre son amour de jeunesse, sa femme, et cette attirance malgré lui pour ce beau jeune Earl.»
Kaléidoscope
Il suffit sans doute de se plonger dans les écrits du poète anglais pour comprendre que la richesse brute et énergique de son œuvre réside dans l’incroyable complexité de ses personnages et des questionnements auxquels il les confronte, qu’ils soient hommes, femmes ou les deux, autant de voies au service d’une histoire que l’on ne peut que faire sienne. Avec «Will ou Huit années perdues de la vie du jeune William Shakespeare», Victoria Baumgartner nous raconte l’histoire d’un homme en quête de celui qu’il aimerait être, autant d’épisodes d’un kaléidoscope où la seule limite est celle de l’imaginaire. Alors, gay ou pas gay? La réponse se trouve peut-être dans les mots de Shakespeare lui-même:
«All the world’s a stage, and all the men and women merely players: they have their exits and their entrances; and one man in his time plays many parts.» (Comme il vous plaira)
» «Will ou Huit années perdues de la vie du jeune William Shakespeare» par Victoria Baumgartner, un projet de la Will &Compagnie. Le 21 mai au Lausanne Shakespeare Festival, Théâtre La Grange de Dorigny. Et du 30 mai au 5 juin, la Cathédrale d’Entre-Bois, Lausanne
La belle comédie
Shakespeare, nous l’aimons tant que nous étions aussi à la Comédie de Genève pour découvrir l’adaptation libre de Macbeth par Guillaume Béguin, «Où en est la nuit?». Créé au Théâtre de Vidy pour le programme commun, ce voyage immersif dans un univers fort de sensations brutes où les ombres dansent de pair avec la lumière ne laisse pas indifférent. Le héros shakespearien, qui incarne ici la figure de transition, sombre en hypersensible dans le monde qu’il se crée, confronté aux représentations de lui-même qu’il s’impose. Comme Shakespeare, Guillaume Béguin explore la question de l’homme, de son identité à sa place dans le monde. Où est la limite entre le rêve et la réalité? Le théâtre du metteur en scène originaire de La Chaux-de-Fonds apporte autant de réponses que de questions nouvelles, comme un moyen de survie indispensable à notre humanité.