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Les cadavres exploités de Ciudad Juarez

Films, chansons, romans et même telenovelas: la plus abominable des affaires criminelles, l’assassinat de centaines de femmes dans la ville-frontière du Nord du Mexique, inspire toutes sortes d’œuvres de fiction. Pour le meilleur et pour le pire.

Ciudad Juarez est une ville cloaque de 1,3 millions d’habitants. S’y côtoient les candidats à l’émigration, les refoulés du rêve américain, des barons de la drogue, les mafieux, et les ouvrières des maquiladoras, ces grandes usines de sous-traitance et d’assemblage installées au Mexique pour bénéficer d’une main d’œuvre à très bas prix. Ces ouvrières pauvres, justement, sont les principales victimes de ce qu’il convient certainement d’appeler la plus grande affaire criminelle de tous les temps. Une affaire qui a définitivement donné à Ciudad Juarez le statut de la ville la plus dangereuse du monde pour le sexe féminin.
Depuis 1993, dans cette cité plantée au milieu du désert, pas moins de 380 femmes ont été enlevées, violées et assassinées et 800 femmes ont disparu, sans que la police locale ne parvienne – ou ne veuille parvenir – à mettre la main sur les probables multiples coupables, selon les informations publiées par Amnesty International. Des agents du FBI, des experts américains en «tueurs en série», et même des envoyés de l’ONU sont venus enquêter sur place, sur ces innombrables cadavres de femmes retrouvés mutilés et parfois méconnaissables, abandonnés dans des terrains vagues. Sans qu’aucun résultat ou presque, après douze ans d’intrigues et d’arrestations farfelues de boucs émissaires, ne vienne honorer un tant soit peu la mémoire des victimes.
Depuis 2003 et le dixième anniversaire du début de la tragédie, les initiatives prises par Amnesty International pour médiatiser l’affaire et faire pression sur les autorités locales ont porté leurs fruits.

Orgies et snuff movies?
Des acteurs de cinéma américains ont pris leur plume pour demander au président mexicain Vicente Fox d’ouvrir une enquête fédérale. Des centaines d’articles de presse, des livres-enquêtes ont été écrits sur le sujet, des documentaires ont été tournés, explorant aux mieux les hypothèses à émettre sur ces atrocités. Ainsi la piste de la journaliste américaine Diana Washington Valdez, dont le livre «Harvest of Women» vient d’être traduit en espagnol; elle avance que ces crimes sont «commis pour le sport» par des citoyens ayant des liens avec le cartel de la drogue, dans un contexte où les femmes immigrées ne sont plus considérées comme des êtres humains, mais comme de la matière exploitable à souhait. Orgies sexuelles, tournage de snuff movies, ou même trafic d’organes, toutes les hypothèses et parfois spéculations, ont circulé sur les mobiles des enlèvements et des crimes. Mis en cause également: un appareil politico-judiciaire corrompu qui aurait intérêt à protéger les criminels.
Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui demeure du pur fantasme? Après bientôt quinze ans de simili-enquêtes policières, rien ou presque n’a été établi. Pas étonnant dès lors que toutes sortes d’œuvres de fiction prolifèrent sur cette macabre énigme. Sorti en 2005, le film produit par Hollywood «The Virgin of Juarez» raconte les aléas d’une journaliste qui enquête sur les assassinats. Même topo du côté de l’auteure de romans policers Maud Tabachnik, dans «J’ai regardé le diable en face», tout frais paru. Tabachnik envoie son héroïne lesbienne Sandra Khan, grand reporter et de toutes les guerres, plonger dans l’enfer de Ciudad Juarez. Dans l’intrigue, Tabachnik n’hésite pas à mettre en cause des personnages réels et à citer leurs noms (le gouverneur de l’Etat de Chihuahua Patricio Martinez y apparaît comme corrompu par les cartels de la drogue), à mêler toutes les hypothèses dans un même scénario, en salant le tout des aléas amoureux de son héroïne.
Si toutes ces œuvres fictionnelles ont le mérite d’attirer l’attention sur les crimes impunis de Ciudad Juarez, elles participent paradoxalement à l’idée que ce féminicide mexicain, comme d’aucuns l’ont déjà nommé, restera à jamais un imbroglio d’hypothèses, où réelles atrocités et théories du complot s’entremêlent pour n’entretenir que confusion.
Voulant officiellement soutenir la cause des femmes de Ciudad Juarez, certaines démarches frisent l’exploitation commerciale. Une chanson intitulée «La mujeres de Juarez», d’un groupe populaire au Mexique, Los Tigres del Norte, a heurté les familles des victimes. Pire, les faits ont même inspiré une telenovela, un genre très prisé des Mexicains, dans laquelle les vrais noms des femmes assassinées ont été utilisés et les faits scénarisés. Face à ces fictions dénaturant la réalité, les responsables politiques de Ciudad Juarez ont eu beau jeu de dénoncer le tort qu’elles causaient à leur ville: tandis qu’ils s’offusquent et gesticulent, les crimes de Ciudad Juarez restent impunis.