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Les hommes silencieux

Les hommes silencieux

«Venez avec moi alors, montez les marches de ciment jusqu’à la porte des toilettes, mettez une pièce dans la boîte, tournez la poignée chromée, ouvrez à peine la porte, et glissez-vous à l’intérieur. Vous serez surpris du nombre d’hommes silencieux un peu partout.»

C’est Edmund White qui écrit ceci dans La tendresse sur la peau, roman publié en 1988 dans lequel on accompagne un jeune homme homosexuel qui explore l’Amérique conservatrice des sixties. Comme d’autres auteurs, White parle de lieux que vous connaissez peut-être, que vous avez, qui sait, déjà fréquentés, ou que vous imaginez de toute pièce lors de vos séances de plaisir en solitaire. Cet extrait parle de cruising. Mais au fait, le cruising, qu’est-ce que c’est?

Le chercheur David Timothy Aveline le définit comme des pratiques destinées à la recherche et la négociation de relations sexuelles avec des étrangers. Une sortie en boîte le samedi soir en somme? Pas tout à fait. À cette définition du terme que l’on pourrait traduire par «draguer» en français, il faut rajouter le désir homosexuel des protagonistes et la question du lieu de la négociation: un espace payant dévoué aux joies de la chair (sauna, darkroom) ou un espace public (parcs, plages). C’est la seconde catégorie qui nous intéresse. Ces «hommes silencieux un peu partout», ils ne sont pas là (que) pour la beauté du décors, ils sont là pour prendre leur pied, et ils sont là depuis longtemps.

Il semblerait que la pratique soit aussi vieille que les lieux l’abritant et, au-delà de sa longue histoire, cette activité réunit une faune très diverse, et même parfois quelques célébrités. On pense aux déboires de George Michael pris la main dans le sac dans des toilettes publiques à Los Angeles. Loin de se laisser abattre, l’artiste chante les joies du cruising: «I think I’m done with the sofa. I think I’m done with the hall. I think I’m done with the kitchen table, baby.» Une invitation à s’encanailler autrement que dans l’espace privé et le conformisme du missionnaire au lit ou d’une levrette sur le canapé.

À part la possibilité de briser le quotidien, le cruising, c’est aussi un lieu hors «milieu», car même en 2021 il n’est pas toujours facile de s’y montrer. Alors les lieux de drague en plein air: un vivier d’hétéro-flexibles? Ça reste à discuter.

Une étude du sociologue Laud Humphreys en 1970 explore les pratiques des «tasses», ces WC publics dans lesquelles des hommes cruisent. Le chercheur explore lui aussi l’Amérique puritaine et montre que bon nombre des personnes observées sont des pères de familles profitant des tasses pour s’adonner aux plaisirs de la chair entre hommes. Lorsque le chercheur interroge ces cruisers lors d’entretiens qu’il mène après les avoir retrouvés grâce à leur plaque d’immatriculation (l’éthique de la recherche des sixties c’était quelque chose…), les hommes interrogés mettent en avant leurs mœurs conservatrices. Ainsi, pour éviter le «soupçon» d’homosexualité, ils s’appuient sur les valeurs traditionnelles américaines vouées à la (re)production familiale et nationale, tout un programme. Ce que cette étude souligne aussi, c’est que le cruising n’est qu’un «crime» sans victime. Sans l’œil voyeur du policier ou d’un malencontreux badaud, cette pratique engendre avant tout du plaisir entre adultes consentants.

Revigorés en pleine pandémie
Il faut aussi noter que le cruising a survécu à la digitalisation de nos vies émotionnelles et sexuelles. Ces pratiques sont revigorées en pleine pandémie, dans un moment bien trop connu par la communauté LGBTQ+ où intimité et coprésence des corps riment avec risque. Bien que repopularisé, le cruising reste l’objet d’une certaine stigmatisation.

«Dans notre mythologie, il était plus respectable de ramener quelqu’un chez soi que de tirer un coup en vitesse dans les chiottes. Dans le premier cas, la personne donnait suffisamment de son temps pour venir chez vous, vous enculer, exposer tout son corps, et pas seulement son pénis, partager une cigarette, et suivre le cérémonial, en général vide de sens mais respectable, d’échanger des numéros de téléphone.»

C’est toujours en 1988 que White écrit ceci. En 2021, la mythologie n’a pas beaucoup évolué. À l’heure de Grindr, le plan cul rapide et parfois anonyme mais entre les murs d’un appartement semble être mieux accepté que le cruising. Rencontrer chez soi un inconnu via une app: OK. Idem mais dehors, mettant ainsi à profit l’érotisme d’un lieu: non.

Utilisation «anormale» de l’espace public
Sans prétendre épuiser la question de la stigmatisation, il semble que la subversion du cruising tienne entre autres à son utilisation «anormale» de l’espace public. Dans ce dernier, on a le droit de s’embrasser, se tenir la main (pour autant qu’on soit prêt à affronter les regards parfois pesants lorsqu’on est un couple queer), de regarder les corps qui déambulent dans la rue; tout ce qui n’interrompt pas l’ordre public. Mais y aurait-il une possibilité de repenser l’utilisation de certains espaces publics? Il semblerait qu’une utilisation univoque de ce dernier soit défendue: venez, travaillez, divertissez-vous, consommez, puis rentrez chez vous car le sexuel n’a pas sa place ici. On notera toutefois quelques exceptions, souvent arrangées autour du plaisir hétérosexuel, comme les lieux voués à la prostitution.

La question n’est pas d’aller batifoler à tout va, partout, sans égard pour les autres usager·ère·x·s du lieu mis à profit. Mais si on acceptait l’idée que la sexualité ne soit pas cantonnée à nos intérieurs, et qu’on revendiquait qu’elle nous accompagne toujours? On pourrait alors penser différemment l’utilisation de certains lieux et valoriser l’érotisme contenu dans telle disposition architecturale, tel relief géographique ou décor naturel. Si faire l’amour sur une plage est le fantasme le plus banal des vacancier·ère·x·s hétérosexuel·le·x·s, pourquoi est-ce que cruiser au bord d’une rivière semble tant stigmatisé? Relents de l’idée que nos sexualités sont forcément plus difficiles à épancher, moins nobles?

Au-delà de savoir si cela vous émoustille ou vous repousse, le cruising interroge les distinctions entre public et privé, entre sexualité «normale» et sexualité stigmatisée, entre quotidien et exceptionnel. Alors pourquoi ne pas explorer ces démarcations et partir à la rencontre de ces «hommes silencieux un peu partout»? Armez-vous de votre plus beau sourire, laissez vos objets de valeur à la maison et sortez profiter de l’été, on ne sait pas ce que l’automne nous réserve.

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