Elsa von Freytag-Loringhoven, la flamboyante baronne Dada
Excentrique, provocatrice, visionnaire: la pionnière de l'art-performance a mené une vie romanesque de Berlin à New York, au début du XXe siècle. Cette «artiste sans œuvre» sera racontée par Joana Masó et Éric Fassin le 17 avril à Genève. En attendant cette conférence, les deux chercheur·e·s nous présentent cette fascinante oubliée de l'histoire de l'art.
Il faut imaginer, dans le New York des années 1910, l’impression que devait faire Elsa von Freytag-Loringhoven chez les passant·e·s lorsqu’elle déambulait dans les rues de Manhattan: le crâne rasé, teint en orange, du rouge à lèvres noir, un timbre collé sur la joue, poudrée de jaune. Artiste-performeuse avant l’heure, baronne Dada jusqu’au-boutiste, elle faisait de chacune de ses sorties un happening ébouriffant, arborant des tenues extravagantes agrémentées de pied en cap d’une armada d’objets trouvés dans la rue, détournés en bijoux et accessoires. Elsa von Freytag-Loringhoven piquait de longues cuillères à glace à son béret basque, accrochait des carottes passées à la peinture dorées sur ses chapeaux, suspendait une boule à thé devant chacun de ses seins, enroulait des galons de passementerie à ses mollets ou encore accrochait une lampe clignotante à son derrière – «Les voitures et les vélos en ont, alors pourquoi pas?», aurait-elle lancé un jour…
Ce personnage extraordinaire sera au cœur de la conférence proposée par la chercheuse en littérature Joana Masó (Université de Barcelone) et le sociologue français Éric Fassin (Université Paris 8) le 17 avril à l’Ifage, à Genève. Les deux chercheureuses viennent de publier un livre consacré à l’artiste Dada, qui sera bientôt publié en français. Intitulée Le modèle émancipé: Elsa von Freytag-Loringhoven, critique de Dada New York, cette conférence abordera notamment le rapport au corps de l’artiste mais aussi les questions de genre, comme l’explique Éric Fassin: «Non seulement le sexisme d’un mouvement d’avant-garde comme Dada à New York, qui se voulait libéré, mais aussi les contraintes pesant sur la manière d’incarner la féminité, que vient troubler EvFL.»
Noble et précaire
«EvFL», c’est de ces quatre initiales que l’artiste signait ses poèmes, souvent érotiques, dans la revue d’avant-garde new-yorkaise The Little Review. Son patronyme à rallonge, elle l’avait décroché en épousant en troisièmes noces un baron de la noblesse prussienne qui avait fui l’Allemagne pour les États-Unis afin d’échapper à ses créanciers, et qui mourut peu de temps après à la guerre. Le surnom de «baronne Dada» colla vite à la peau d’Elsa von Freytag-Loringhoven dans la scène artistique new-yorkaise, surnom d’autant plus absurde qu’elle vivait dans une grande précarité.
Née Else Plötz en 1874 dans le nord-est de l’Allemagne, elle était arrivée à Berlin à seulement 18 ans, fuyant un père violent. En parallèle de brèves études d’arts plastiques et de théâtre, elle a commencé à gagner sa vie en tant que modèle dans les écoles d’art mais aussi au célèbre théâtre de variétés berlinois Wintergarten, où elle posait nue au sein de «tableaux vivants» érotiques. Ce n’est qu’en 1913, déjà âgée de 39 ans, qu’elle s’est exilée à New York. Jusqu’à son décès en 1927 à Paris – elle est morte d’un mystérieux empoisonnement au gaz– , elle ne cessera de poser nue et de mettre son propre corps au cœur de sa pratique artistique: «Ce qui a surtout marqué les contemporains, c’était sa manière d’incarner Dada, non seulement dans sa manière de s’habiller, ou de se dénuder, mais plus généralement dans ce que nous appellerions aujourd’hui des actions ou des performances», fait remarquer Joana Masó.
«Artiste sans œuvre»
De la baronne Dada, il ne reste aujourd’hui presque rien. «À part ses poèmes et des dessins qui accompagnent les manuscrits non publiés, elle n’a laissé quasiment aucune œuvre. Une gouache et deux tableaux, un assemblage dont ne subsiste qu’une photographie. Parmi les objets qu’elle ramassait dans la rue, quelques-uns seront constitués en sculptures après sa mort en les montant sur des socles. De son vivant, une seule exception: God, siphon usagé monté sur un socle et photographié en 1917 devant un tableau de Morton Schamberg, comme une réponse à Fontaine, l’urinoir de Marcel Duchamp (de qui elle était proche, ndlr). Mais même cet objet devenu iconique n’est pas signé», résume Éric Fassin. Il subsiste aussi quelques photos d’Elsa von Freytag-Loringhoven se mettant en scène dans ses tenues époustouflantes, témoins en noir et blanc de son œuvre aussi haute en couleurs que volatile. «Cet art sans œuvre ni auteur échappe au marché : rien n’a été exposé ni vendu. D’ailleurs, presque tout a disparu», constate le sociologue. «C’est que l’intérêt est ailleurs: elle est artiste, et non autrice. Pour elle, l’art, c’est la vie.»
Elsa von Freytag-Loringhoven aura été ce que les Allemands appellent une «Lebenskünstlerin», une artiste de la vie, une artiste dont la vie-même constituait son art. Jane Heap et Margaret Anderson, le couple d’éditrices lesbiennes de The Little Review, qui lui ont offert un soutien sans faille disaient d’ailleurs d’elle qu’elle était «l’art en tant que personne». «Elle remet en cause la figure même de l’auteur. C’est l’autorité masculine qui est déjouée par cette artiste sans œuvre», estime Joana Masó. Selon la chercheuse, c’est ce qui a d’ailleurs grandement contribué à son oubli après sa mort: «Bien sûr, on privilégie d’ordinaire les figures masculines. Mais il y a plus: l’histoire de l’art repose sur des auteurs et des œuvres. Si l’on a si facilement oublié EvFL, c’est qu’elle est restée dans les mémoires comme un personnage sans œuvre.» Pire, «cette figure a été reléguée dans l’excentricité», note Joana Masó. Comme si Elsa von Freytag-Loringhoven, qui ne parviendra jamais vraiment à vivre de son art, avait été victime, une deuxième fois, post mortem, du sentiment d’étrangeté et d’incompréhension qu’elle pouvait provoquer chez les autres de son vivant. Sa réhabilitation en tant qu’artiste est aujourd’hui amorcée, comme l’indique Éric Fassin: «Nous pouvons désormais la lire pleinement comme une artiste qui nous parle d’un moment d’expérimentation au cœur de Dada.»
Dans le cadre du cycle de conférences Actualité de la recherche de la HEAD – Genève & UNIGE (Département d’histoire de l’art et de musicologie), et du cycle Nus artistiques, nus politiques du Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités de l’Université de Genève (CMCSS).
À lire: Elsa von Freytag-Lorinhoven: La artista que dio cuerpo a la vanguardia, Joana Masó et Éric Fassin, Arcadia, 2024 (en espagnol). Une édition française est actuellement en préparation.
Le Centre Maurice Chalumeau
Le CMCSS a été créé en 2020 grâce au don philanthropique de Maurice Chalumeau (1902-1970). Ce centre académique interdisciplinaire promeut la recherche et la formation en sciences des sexualités. À partir de ses importantes collections, ainsi que des projets qu’il soutient, le CMCSS développe de manière autonome un agenda d’information scientifique, sur les plans nationaux et internationaux. Les thématiques abordées croisent les sexualités avec des sujets d’actualité tels que le numérique, le climat, la géopolitique, les arts, les migrations, l’éducation, etc. Les activités du CMCSS s’inscrivent dans trois axes qui sont les «arts et savoirs sur les sexualités», «droits sexuels» et «santé sexuelle».