Le roman des Mansfield.TYA
Le duo nantais sort un nouvel album. Un moment de poésie, et l'arrivée messianique d'une chanson francophone à texte.
Dix ans. Dix ans que la paire infernale de Mansfield. TYA nous écorche le cœur avec ses couplets pleins d’échardes et ses violons épiques. Dix ans qu’elles se réveillent la nuit pour jouer aux osselets avec les carcasses de nos chagrins d’amours. Dix ans qu’elles couchent nos rêves déçus sur du papier musique. Une longévité rare – et prolifique: dix ans après leurs débuts, Carla Pallone, teint renaissance et tresse classique, et Julia Lanoë, la Rebecca Warrior de Sexy Sushi, crâne glabre et blagues limites, sortaient en septembre leur quatrième album, Corpo Inferno.
Après June, Seules au bout de 23 secondes, Nyx, un EP (Fuck) et quelques pépites aussi rares que bien-nommées (Refaire tout comme hier ou La jungle nous appelle, dit-elle), Corpo Inferno s’est pointé quelques jours avant l’automne, comme une main vespérale qu’on nous tendrait pour traverser l’hiver. Sa poigne? Quatorze chansons pour décliner, comme promis dans la langue (et l’œuvre) de Dante, toutes les nuances du crépuscule (La fin des temps, La nuit tombe, Der Tod und das Mädchen) et de la perte (Bleu Lagon, Jamais jamais). Quatorze chansons brodées sur des motifs qui traversent une décennie de collaboration: du lyrisme noir de Julia Lanoë, comme une bamba triste et désabusée («je n’ai plus nulle part où aller, je vais faire la fête à en crever») aux cordes lancinantes de Carla Pallone qui lacéreraient le cuir d’un cœur de pierre. «On fait plus dans le chagrin que dans le soleil, mais on est quand même hyper drôles,» tentaient-elles de nous rassurer quelques heures avant le concert parisien de leur anniversaire, une tournée de lieux d’exceptions éclairés à la bougie.
Résiste
Pourtant, Corpo Inferno est loin d’être une variation de plus sur un thème rodé. Peu de groupes savent vieillir. En dix ans, d’autres ont le temps de débuter, d’exploser, de se reformer et de disparaître à jamais dans les derniers feux pâles d’un retour raté. Mansfield.TYA est un cru qui résiste au temps – pire, il se bonifie. Corpo Inferno, «quelque part entre Jean-Baptiste Lully et Laurent Garnier» a de quoi détrôner Booba dans le cœur des universitaires lettrés: plus qu’un corpus d’albums, la discographie de Mansfield.TYA est un recueil de poésie. Leur nom de scène est une première profession de foi: Mansfield, comme June Mansfield, épouse d’Henry Miller, complice d’Anaïs Nin. Et TYA, trois initiales cryptées qui portent la trace du poète anglais Yeats. Le reste, c’est quatre albums bourrés de titres qui sonnent comme des romans et de références littéraires classiques: Victor Hugo (Les Contemplations, Pour oublier je dors), Jean Genet (Un chant d’amour), Kafka ou Marguerite Duras… Des compagnies de choix pleinement assumées: «Nous sommes plus influencées par la littérature que par la chanson française.»
A l’exception d’une collaboration avec Shannon Wright, Corpo Inferno saute le pas du tout-français. Un choix qui réussit au chant de Julia Lanoë, enfin libérée des griffes douloureuses de son accent froggy, et qui se déploie largement pour chanter ses messes électroniques et funèbres ponctuées d’intermèdes classiques. Des formats courts et anti-tubes, des manifestes de liberté formelle, des respirations dramatiques où le duo mystique revisite Schubert et les textes sacrés (Sodome et Gomorrhe).
Assauts rythmiques
La langue, tour à tour joueuse, cinglante ou lascive, intervient, inévitable et décisive, comme un instrument sensible et précieux, pris dans l’écho arachnéen des cordes agonisantes de Carla Pallone. Des mots comme des chefs d’orchestre, mais dont les têtes tombent parfois sous les assauts rythmiques de morceaux entêtants: pizzicato sur fond épistolaire (Gilbert de Clerc), ode apocalyptique à la croisée de Vangelis et du Nightcall de Kavinsky, (La Fin des temps), requiem au synthétiseur et violoncelle (Loup Noir)… Le ciel de Mansfield.TYA est toujours aussi sombre et gorgé de larmes, mais quelques éclaircies le traversent ça et là: lorsqu’enfin «La Nuit tombe, je ne tombe pas.» Corpo Inferno, viatique dans ce monde décharné, s’écoute comme une lecture et se lit comme un chant. Peu de groupes savent vieillir.