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Du monde de la nuit à la vie au grand jour

Du monde de la nuit à la vie au grand jour

Cher Mag,   Lorsque ton actuel réd en chef, Robin Corminboeuf, m’a contactée pour me

Cher Mag,
 
Lorsque ton actuel réd en chef, Robin Corminboeuf, m’a contactée pour me demander si je souhaitais te faire une petite bafouille pour marquer le coup de ton quart de siècle, j’ai pensé trouver un petit angle original pour te souhaiter comme il se doit de poursuivre encore longtemps cette succession de mutations dont tu as le secret, cette faculté de muter qui est peut-être le secret de l’éternelle jeunesse, probablement en tout cas celui de l’inoxydable curiosité du présent qui est la tienne – parce que tenir 25 ans dans le paysage dévasté de la presse romande, ça relève d’un tel tour de force que tu devrais songer à vendre des grigris de longue vie à ton effigie.
 
Or, voilà que mon petit angle original, après avoir feuilleté des pages et des pages de tes anciens numéros, s’est progressivement effrité, et je n’avais plus qu’une accablante banalité en tête, elle tient en quatre mots : comme le temps passe.
 
Oui, mon cher mag, c’est bien une vague de nostalgie, ou plutôt un vertige, qui s’est abattu sur mes fringantes intentions rédactionnelles. Comme le temps passe. Celui écoulé depuis ta naissance, en 1998, mais aussi celui d’avant. Car si ta venue au monde marquait le début d’une époque aujourd’hui révolue, elle signait aussi la fin d’une autre, aujourd’hui oubliée.
 
À ta naissance vois-tu, j’ai la petite trentaine, je dis au revoir à ma prime jeunesse et bonjour à ma jeunesse tout court. À ce moment-là de mes souvenirs, le milieu gai genevois prend le virage de la fin de siècle, toujours festif et turbulent, mais moins clandestin. Il gagne en fierté, devient plus mixte et plus alternatif, il conserve son légendaire sens de l’humour mais milite davantage, les esprits s’ouvrent mais la route vers l’égalité des droits est encore longue.
 
Pas évident de rendre compte du temps d’avant ta naissance, pas facile de capter la couleur du temps une fois qu’il a passé. Les souvenirs c’est forcément subjectif, une affaire d’atmosphère comme dirait Arletty, et comment raconter une atmosphère? De ce temps d’avant toi, on retrouve des bribes dans des films, des livres, des musiques, des photos. Si ma mémoire est bonne, on ne se retrouve dans aucun journal ni revue, si ce ne sont quelques fanzines confidentielles.
 
Avant que tu existes, toi et ta jumelle astrale 360° Fever, je me souviens que la plupart des personnes gaies, lesbiennes, trans* et autres non encore identifiées que j’ai croisés dans ce temps-là vivaient plutôt leurs journées dans l’invisibilité, et c’est à la nuit tombée qu’iels tombaient le masque, la nuit était leur royaume.
 
Tu sais, avant toi on se voyait dans des bars et des discothèques ou autres lieux «branchés». Moins connectée et sans smartphone, la Fête n’était pas que d’un soir, on dansait sur de vraies pistes de danse et on ne prenait pas sa boisson sur le dancefloor.
 
Oui, cher Mag, à ta naissance, la vie de nuit, qu’elle soit homo ou hétéro, commence à changer. Au monde de la nuit, né dans les années 60-70 et animé par de vrais oiseaux de nuit excentriques, a succédé le business de la night, moins sincère et mystérieux, plus mercantile et clinquant. La musique change comme les drogues et les préoccupations. Quand tu arrives, cher Mag (tes autres red en chef le racontent très bien) la fête s’est déplacée dans des squats, des lieux plus alternatifs et culturels, et tes Fêtes deviennent des rendez-vous incontournables.
 
Pourtant il me semble bien que c’est à cette époque que la planète LGBTIQ+ change de saison, ses jours rallongent et ses nuits prennent moins de place, on vit davantage dans la lumière et moins sous les sunlights, on veut désormais moins sortir le soir que sortir du placard.
 
À l’époque de ta naissance il n’est donc plus question de tolérance, on revendique désormais des droits, et même bientôt l’égalité des droits. Ton caractère épouse bien celui de cette nouvelle et saine exigence d’une communauté qui s’élargit et se nuance de teintes de plus en plus diversifiées: toujours insolent et farceur, audacieux, tu t’avances aussi clairement sur le terrain politique, culturel et sociologique, et tes marraines et parrains te veulent ainsi, large de vue et d’esprit, mixte et sans préjugés. Même si toutes les lettres de l’acronyme n’occupent pas forcément toujours le même espace dans tes pages, et sous nos yeux comme dans tes colonnes, le temps passe, le monde change et nous avec lui.  
 
Lorsque, en 2010, je te pilote pour un an, tu as déjà 13 ans d’existence. Le temps des squats est révolu, l’ère numérique a commencé à envahir nos vies et changer en profondeur nos modes de communication, probablement nos façons de penser, de vivre, et sans doute d’aimer et même de rire.
 
Davantage de reconnaissance et de visibilité facilitent nos vies, même si elles nous exposent davantage. Nos ordinateurs ne cessent de rapetisser, les réseaux sociaux de nous éparpiller, le mag vient de traverser et traverse encore des moments financiers difficiles mais il ne sombre pas.
 
En cette année 2010 on commence à parler de mariage, mais c’est encore alors presque un anagramme de mirage. La communauté LGBT+ (on en est là à cette époque) est encore un peu divisée sur la nécessité de ce combat. Personnellement je le soutiens par solidarité, pas encore par conviction. Ma neutralité va basculer deux ans plus tard, quand la France va montrer un visage effrayant durant presque un an. Le temps a passé, mais je n’oublie ce qu’on a alors vu surgir, je n’oublie pas les mots de haine balancés, inattendus, hallucinants – Frigide Barjot, humoriste, qui se mue en égérie réactionnaire, on ne croyait pas cela possible. Avec d’autres, nous prendrons plusieurs fois le train pour nous solidariser avec les manifestants et manifestantes françaises, et ma conviction nouvelle va se muer en certitude. Je n’oublierai pas la noblesse des propos de Christiane Taubira, lorsqu’elle défend vent debout sa loi, et qui finira par sortir de cette boue la tête haute. La loi Taubira, qui ouvre le mariage aux couples de même sexe est promulguée le 17 mai 2013.
 
Le temps passe, même si parfois en Suisse, il le fait plus lentement qu’ailleurs. Au fil des pages d’archives des années suivantes, on verra les Helvètes se hâter lentement vers cette année 2021 où le peuple dira, enfin, oui.
 
Après être passés de la nuit au jour, après être sortis du placard, nous voici donc entrés en légitimité. Tout n’est pas gagné pour autant, il y a encore tant à faire, il y a encore tant à dire. Moi-même je ne t’ai pas dit le quart de ce qui m’est venu à l’esprit en faisant défiler des octets de mémoire associative. Cher mag, avant toi le temps passait tout autant, mais depuis toi on a gagné un miroir, un savoir, une mémoire, et c’est tellement mieux pour vivre son histoire. Heureux anniversaire, cher Mag, et longue vie à toi!