Mémoire vive
Je ne sais par quel mystère, la bande-dessinée Joe de Derib n’a jamais atterri entre
Je ne sais par quel mystère, la bande-dessinée Joe de Derib n’a jamais atterri entre mes mains. Peut-être parce que j’étais trop fan de BD pour ça. Ce qui est certain, c’est que je ne l’ai pas cherchée. Alors quand j’entends aujourd’hui encore les traumatismes qu’elle a provoqués chez de nombreuses personnes de ma génération, je m’estime chanceux.
Bien avant que Joe n’envahisse les bancs d’écoles pour faire peur aux ados en 1991, d’autres images ont marqué mon esprit pour ne plus le quitter. À commencer par ce reportage photo – en noir et blanc – qui racontait l’histoire d’un des premiers hommes qui avait contracté le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) aux États-Unis, ça devait être dans VSD ou un magazine dans le genre que j’avais feuilleté chez les voisins. En lisant les légendes des photos au fil des pages, je comprenais que cet homme anormalement maigre, dont la monture des lunettes semblait énorme, n’était pas seul: son ami racontait son calvaire quotidien, la violence et les mauvais traitements infligés par le personnel soignant à l’hôpital. J’avais beau avoir une dizaine d’années, je sentais qu’un truc ne tournait pas rond et que quelque chose de grave se tramait. «La nouvelle peste: elle est déjà en France la Sida, cette maladie qui terrifie l’Amérique!» En français, AIDS, les quatre lettres qui changeaient brutalement la face du monde, devenaient «la Sida», le temps d’une couverture de Paris Match avec Pamela et Sue Ellen, les stars de la série télé Dallas en juillet 1983.
La tragédie qui a fauché notre communauté
Aux États-Unis, le mot avait été lâché pour la première fois dans les colonnes du New York Times le 3 juillet 1981, informant le grand public de cette nouvelle épidémie qui sonnait le glas de la partouze géante des années 1970. Dans un premier temps, la maladie sexuellement transmissible semblait s’attaquer uniquement aux hommes gay, un signe distinctif que n’omettaient jamais de rappeler les médias de l’époque. Une façon d’amplifier la psychose naissante nimbée d’une violente répulsion populaire envers l’homosexualité et la bisexualité masculines. Pendant qu’une première génération se voyait décimée, celles qui suivaient découvraient la sexualité avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Traumatique. Ensuite est arrivé Rock Hudson. Le visage émacié, décharné par un sarcome de Kaposi, l’acteur hollywoodien déclarait publiquement à Paris qu’il était atteint du sida à l’été 1985, quelques mois avant de mourir chez lui à Beverly Hills. Puis il y a eu ma voisine, du même âge que moi, dont le papa craignait de partager le même verre de brosse à dents. Et Alessandro, le cousin préféré de ma meilleure amie, parti bien trop tôt. L’étau s’est ensuite resserré sur des histoires plus intimes avec des très proches.
Le sida est arrivé il y a 40 ans dans nos vies. Depuis, environ 80 millions de personnes ont contracté le virus dans le monde, dont la moitié en sont décédés. Si la mortalité liée au sida a diminué d’environ 40% depuis 2010 notamment grâce aux nouveaux traitements, il n’existe toujours pas de vaccin à ce jour. On n’en meurt plus guère, mais on n’en guérit pas. En mémoire de toutes les personnes disparues et de celles qui vivent avec, n’oublions jamais la tragédie qui a fauché nos communautés.