[TRIBUNE] «La transphobie n’est pas une opinion»
Dans cette tribune, Mo Léonard, membre consultatif de la Fédération genevoise des associations LGBT, répond à Stéphane Mitchell et Isabelle Ferrari, autrices d'un texte paru dans « Le Temps » le 12 mai 2022
A vous, Stéphane Mitchell et Isabelle Ferrari,
Je me suis longtemps demandé si je devais vraiment prendre le temps de rédiger quelque chose pour répondre à votre « opinion ». Je me suis d’abord senti découragé, pensant qu’il valait mieux dépenser mon énergie pour des actions qui auraient véritablement un impact. Et puis, j’ai pensé aux jeunes, à tous ces jeunes que vous mentionnez justement. Aux jeunes garçons transgenres notamment (et non pas aux « jeunes femmes », nommez-les au moins correctement) qui, comme moi, ont lu vos lignes et ont ressenti tristesse, colère, dégoût et perte d’espoir. Pour tou-texs les personnes trans que je côtoie, que je soutiens et surtout que j’aime, je vais vous répondre. Je vais le faire parce qu’il me semble important de leur montrer qu’une personne concernée peut se montrer à visage découvert, peut prendre la parole et s’indigner face à des propos dénués de sens et, disons-le ouvertement, transphobes.
«Ces corps ‘censés’ célébrer la diversité queer… le font divinement bien»
Votre « opinion », parue dans le journal « Le Temps » le 12 mai 2022, commence par une critique de la campagne lancée par la ville de Genève à l’occasion de la Journée internationale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie 2022. Au risque de vous étonner, ces corps « censés » célébrer la diversité queer… le font divinement bien ! Mon corps, lui aussi marqué par une torsoplastie (ou une « mastectomie » comme vous le mentionnez), n’a jamais été aussi fier de voir de telles affiches, d’autant plus qu’elles ont été initiées par une institution publique (!) et surtout réalisées par des personnes concernées. J’ai été véritablement ému que cet aspect de nos diversités soit visible et que nos cicatrices ne soient plus synonymes de honte. Ce que vous appelez des « cicatrices honteusement glorifiées » sont en fait un magnifique message contre la transphobie. Parce que le problème ne vient pas de mes cicatrices et de ma transition, non ; je suis très heureux de mon torse. La seule honte concernant la torsoplastie serait celle que le corps médical devrait ressentir lorsqu’il pratique des chirurgies avec un manque flagrant de connaissances dans le domaine, mais c’est un autre sujet. Le seul problème lié à mon torse vient de la transphobie subie lorsque je vais à la piscine ou à la plage. Et oui, je ne suis pas malheureux parce que je suis transgenre. Je suis malheureux parce que je vis dans un monde transphobe, et c’est là bien différent. Je n’ai pas à cacher les « stigmates de l’ablation de ma «poitrine» et je ne vais jamais le faire. Alors oui, mon corps, ma fierté. Merci au Service Agenda 21-Ville durable de la Ville de Genève et merci aux artistes.
«Comparer des mutilations génitales sur des nouveau-nés (qui ne sont pas vitales, rappelons-le) à une torsoplastie que j’ai choisi de faire pour sauver ma vie… c’est inacceptable.»
Vous utilisez ensuite le message du conseiller administratif Monsieur Alfonso Gomez (disponible sur www.17mai-geneve.ch) pour honteusement comparer les mutilations non-nécessaires et non-consenties subies par les personnes intersexuées avec les chirurgies que nous décidons de recevoir en pleine connaissance de cause et ce afin de dénigrer notre dysphorie et notre mal être. Outre le fait que vous n’avez pas à donner votre avis sur nos corps et nos décisions, cette comparaison inadéquate montre clairement que vous ne savez pas de quoi vous parlez. Comparer des mutilations génitales sur des nouveau-nés (qui ne sont pas vitales, rappelons-le) à une torsoplastie que j’ai choisi de faire pour sauver ma vie… c’est inacceptable. Cela décrédibilise le combat mené par toutes les personnes intersexes, et je remercie donc le conseiller administratif Monsieur Alfonso Gomez d’avoir mis en avant cette problématique, ainsi que pour son soutien à la cause.
«Mais savez-vous où se trouve le réel problème ? Dehors, avec les autres, avec la société»
Un autre exemple de votre manque cruel de connaissance en la matière se traduit par votre façon constante et récurrente de penser que nous transitionnons uniquement parce que nous sommes « amené-exs à croire » que nous serons « mieux accepté-exs » et que nous aurons une « vie meilleure ». D’une part, il est complètement erroné de croire que nous transitionnons pour les autres. En effet, si ma transition ne convient pas à certaines personnes, elles sont libres de quitter mon entourage. D’ailleurs, il est peut-être temps de sortir du schéma où nous nous construisons pour plaire aux autres, non ? D’autre part, si vous pensez que nous avons une vie meilleure en tant que personne transgenre, je dois vous avouer que ce n’est pas tout à fait vrai. Il va de soi que je suis infiniment heureux d’avoir pu faire ma transition. Je n’ai jamais été aussi bien avec moi-même, et je revis véritablement depuis que la dysphorie ne fait plus partie de mon quotidien. Mais savez-vous où se trouve le réel problème ? Dehors, avec les autres, avec la société. Alors vous avez quand même raison : tant que nous, personnes trans, ne seront pas protégées contre la transphobie, nous ne pourrons pas avoir une vie pleinement heureuse. C’est d’ailleurs quand je lis vos lignes que je constate qu’il me faudra encore de longues années avant de pouvoir profiter de mon bien-être personnel sans devoir me battre pour avoir le droit d’exister.
Ma transition m’a littéralement sauvé la vie. Je ne l’ai jamais regretté, et je ne suis de loin pas le seul. C’est, d’après moi, le message le plus important que j’aurais à vous communiquer aujourd’hui. J’ai longtemps vécu dans un rôle attribué aux femmes, oui ; dans un rôle de jeune fille lesbienne même, comme vous l’évoquez. Mais vous avez l’air de penser que si une jeune fille transitionne, une lesbienne qui plus est, c’est « en réponse à des brimades homophobes », ou pour éviter le sexisme. Mais savez-vous qu’une transition ouvre également la porte à d’autres discriminations ? A un rejet particulièrement virulent ? A des violences parfois subies quotidiennement dans une société qui peine à s’ouvrir à cette thématique ? Savez-vous combien de fois j’ai pleuré face à ces nouvelles violences qui s’abattaient sur moi uniquement parce que j’avais décidé de me sauver ? Savez-vous que le taux de suicide des jeunes non-exclusivement hétéros est 2 à 5 fois plus élevé, mais encore 10 fois plus pour les personnes trans ? Alors non, je ne me suis pas levé un matin en me disant que j’en avais marre d’être sous-payé et que j’accepterais volontiers de subir encore plus de violences pour pouvoir m’envoler aux Caraïbes chaque été. Je me demande donc si votre combat est le bon ; en effet, la cause féministe aurait tout à gagner de vous voir déployer autant d’énergie et de moyens à pointer du doigt des inégalités de traitement entre femmes et hommes plutôt que de vous attaquer à nous.
«Votre façon délibérée d’utiliser le terme « jeunes femmes » plutôt que « jeunes garçons » est définitivement transphobe»
J’attire ensuite votre attention sur le fait que votre façon délibérée d’utiliser le terme « jeunes femmes » plutôt que « jeunes garçons » est définitivement transphobe. Par ailleurs, sachez que nous ne nous déclarons pas « de l’autre sexe », mais d’un autre genre. Le sexe et le genre sont deux choses complètement différentes, mais je pense avoir déjà évoqué votre manque de connaissance sur le sujet. Et comme je n’écrirais jamais d’article sur un sujet que je ne maîtrise pas, vous m’excuserez de ne pas commenter les liens inattendus que vous évoquez avec des thématiques telles que le deuil, le porno ou les intérêts commerciaux.
En revanche, je ne peux rester sans rien dire face à votre mention de l’autisme. Pourtant, je ne vais pas vous contredire cette fois-ci, juste remettre – une fois de plus – les éléments dans leurs contextes. Il est vrai que de fortes corrélations ont été trouvées entre l’autisme et la dysphorie de genre. Cependant, il faut bien comprendre que corrélation ne signifie pas causalité. Être autiste ne rend pas trans ; être trans ne rend pas autiste. Quel serait alors le lien ? Le Docteur Wenn Lawson, chercheur et psychologue autiste, émet cette hypothèse : « Le monde non-autiste est régi par des attentes sociales et traditionnelles, que nous pouvons ne pas remarquer ou considérer comme importantes. Cela nous libère pour nous connecter plus facilement avec notre vrai genre ». Bien que d’autres hypothèses aient également été formulées pour expliquer ces corrélations, aucune n’a pu être véritablement prouvée. Alors si seulement vous cessiez de voir la transidentité comme un problème mais plutôt comme une solution, cela éviterait de tels amalgames. Mais je vois très bien pourquoi utiliser l’argument de l’autisme : quand on est transphobe, tous les moyens sont bons pour prouver que les personnes transgenres souffrent finalement de troubles mentaux qui sont à l’origine de leur dysphorie. Utiliser l’autisme comme argument dans ce contexte est non seulement validiste, mais également complètement erroné, ce qui contribue aussi à nourrir les fausses idées reçues sur l’autisme. Une personne autiste peut tout à fait être capable de discernement et rien n’indique qu’elle devrait être exclue d’un processus de transition. J’en suis la preuve. Alors plutôt que de nous attaquer, ne serait-il pas plus judicieux de vous intéresser à nos besoins réels ? Si un lien existe réellement, ne devrait-on pas l’utiliser pour permettre aux clinicien-nexs d’être alerté-exs et de rechercher des caractéristiques de l’autisme chez les personnes ayant une dysphorie de genre et inversement afin de mieux prendre en compte les besoins réels de ces personnes ? Une fois de plus, je vous annonce que je suis véritablement heureux d’être autiste et trans, et que la seule chose qui freine mon réel bonheur c’est la société qui peine à accepter mes besoins différents et reconduit des discriminations. L’autisme, tout comme la transidentité, c’est beau, c’est magique, et je ne vous laisserais pas piétiner ce ressenti.
«Nous vivons dans un monde emprunt de regrets constants qui façonnent la plupart des vies d’aujourd’hui, alors pourquoi faire de la transidentité votre cible ?»
Pour terminer, dans la catégorie « arguments favoris des transphobes », nous trouvons… les détransitions bien sûr. 29’000 personnes qui parlent du sujet sur un forum semble être une véritable mine d’arguments pour vous. Mais avez-vous seulement réfléchi à deux points : la raison des détransitions et le droit à l’erreur ? Parce que oui, s’il y a effectivement des personnes qui regrettent leurs transitions, il s’agit rarement d’un regret qui survient un matin au réveil. Ces regrets naissent de la façon dont nous sommes quotidiennement traité-exs, et de toutes les souffrances que nous pouvons vivre, tout le rejet et toutes les violences que nous subissons à cause de nos transitions. A cause d’un climat sociétal encore trop transphobe pour nous accepter pleinement. Alors qui suis-je pour juger des adelphes qui préfèrent retrouver une vie de souffrance interne plutôt que des violences externes ? Et quand bien même ces changements d’avis découleraient d’un réel choix personnel, en quoi est-ce grave ? Est-ce que nous devrions interdire les tatouages sous prétexte que certaines personnes les regrettent ? Bien sûr que non. Je suis certain que vous regrettez plein de choses dans votre vie, et nous ne vous condamnons pas pour autant. Nous vivons dans un monde emprunt de regrets constants qui façonnent la plupart des vies d’aujourd’hui, alors pourquoi faire de la transidentité votre cible ? D’autant plus que le pourcentage de détransitions est si faible comparé à toutes les vies sauvées grâce à une transition…
«Est-ce que cela veut dire que quiconque peut rédiger une tribune raciste ou antisémite, sous prétexte que nous devons respecter l’opinion de tout le monde ? Je ne pense pas.»
Depuis le début de ma réponse, je mets délibérément le mot « opinion » entre guillemets. En effet, je ne suis pas à l’aise avec l’utilisation de ce terme qui, dans ce contexte, laisse sous-entendre que tout le monde peut partager son opinion, même si elle est transphobe. Est-ce que cela veut dire que quiconque peut rédiger une tribune raciste ou antisémite, sous prétexte que nous devons respecter l’opinion de tout le monde ? Je ne pense pas. Parce que comme le racisme, la transphobie n’est pas une opinion. Cela dit, ce n’est pas directement vous qui êtes en faute, mais plutôt le journal « Le Temps » qui, une fois de plus, juge acceptable de promouvoir via leurs publications des propos transphobes (rappelons-nous de toute la polémique autour des vidéos de Claude-Inga Barbey). Là aussi, l’argument de la « liberté d’expression » sera de mise ? Par ailleurs, je me suis permis de rajouter en annexe le message envoyé au journal par Madame Arun Bolkensteyn, qui dénonce notamment le manque de transparence vis-à-vis de votre implication au sein de l’association AMQG (pour une « approche modérée des questions de genre ») et qui questionne la raison pour laquelle vos professions vous rendent « expertes » de la thématique trans.
En conclusion, sachez que mon existence n’a pas à être un sujet de débat. L’existence de mes adelphes non plus. Je n’ai pas non plus besoin de consulter les électrices et électeurs sur leur vision de ma vie. J’existe, les personnes transgenres ont toujours existé, et nous existerons toujours, point.
A vous, personnes transgenres : peu importe votre âge, peu importe votre identité, je vous crois, je vous comprends, et j’ai envie de vous dire : ne laissez jamais personne vous empêcher d’être qui vous êtes réellement. Le futur vous donnera raison.
Mo Léonard
Membre consultatif de la Fédération genevoise des associations LGBT
ANNEXE
Madame, Monsieur,
J’ai pris connaissance avec étonnement de l’opinion de Mmes Mitchell et Ferrari parue hier dans le Temps.
Je m’étonne que la version en ligne ne mentionne nullement les fonctions de ces deux dames.
Quant à la version papier de l’article, elle mentionne uniquement les fonctions de « scénariste » et « chargée de projets ».
Dès lors, pourriez-vous svp m’expliquer en quoi ces deux professions les qualifient pour parler de transidentité ? Mme Ferrari serait-elle chargée de projet en lien avec cette question ?
Votre journal explique que « Les Opinions publiées par Le Temps sont issues de personnalités qui s’expriment en leur nom propre. Elles ne représentent nullement la position du Temps ». Aujourd’hui, vous publiez une opinion du président du PLR Suisse, dont il ne fait nul doute qu’il constitue une personnalité politique de premier plan (je déclare mes intérêts : je suis moi-même membre du PLR). En quoi Stéphane Mitchell et Isabelle Ferrari seraient-elles des « personnalités » à vos yeux – en méritant aux yeux du Temps d’être invitées dans la rubrique « Débats » – et non des citoyennes lambdas (qui devraient dès lors plutôt s’exprimer dans la rubrique « Courrier des lecteurs ») ?
Pire encore, vous passez sous silence l’appartenance de Mmes Mitchell et Ferrari à l’association dite pour une « approche mesurée des questions de genre » (AMQG), ce que vous aviez pourtant pris la peine de préciser dans une précédente opinion, parue l’été passée.
Si les opinions publiées par le Temps n’engagent certes pas votre journal, l’honnêteté intellectuelle commande de préciser à tout le moins les fonctions exercées (en rapport avec le sujet abordé dans ladite opinion) par certaines autoproclamées « personnalités » (ou proclamées en tant que telle par votre journal) que vous invitez à venir débattre dans vos pages.
Je vous invite donc à publier un rectificatif, dans vos éditions papier et en ligne, afin de préciser l’appartenance de Mmes Mitchell et Ferrari à l’AMQG.
Ceci dit, Le Temps considère-t-il que fonder une association suffit pour devenir expert d’un domaine ?
À titre d’exemple, je suis docteure en droit. Si je fonde une association pour la sauvegarde des poissons, allez-vous m’inviter à écrire des opinions sur la biodiversité ou bien l’absence de brassage hivernal du Léman ?
Dans l’attente de vos nouvelles et de la publication d’un avis rectificatif, je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, mes salutations distinguées.
Arun Bolkensteyn