Le queer passé en revue
Hétérographe, nouvelle publication littéraire en Romandie, se penche sur la création orientée homo, genre et queer, entre classable et inclassable.
Il faut être malade pour lancer une revue littéraire aujourd’hui. Pierre Lepori l’a pourtant fait. A l’heure de la crise, des blogs, des livres sur écran, du refus de l’intellectualisme, il a fondé Hétérographe, sous-titrée revue suisse des homolittératures ou pas, une publication romande d’une nonantaine de pages qui paraîtra deux fois l’an, en format papier. Il est cinglé.
Lance ton projet
Pierre Lepori, c’est du lourd dans le domaine littéraire : il a dirigé la rédaction italienne du Dictionnaire du théâtre en Suisse, il collabore à la revue littéraire suisse Viceversa, il a écrit, traduit… et reçu le prix Schiller de poésie en 2004 au passage. Depuis quelque temps, il ressentait une forme de manque dans l’espace culturel homo, doublée d’une envie de liberté furieuse. Il avait en tête quelque chose dans le genre Masques, revue française des années 1980 qui prônait la parole des homos contre le silence. Il avait surtout envie de nouveauté. Il a contacté plein de gens, ils ont dit oui tout de suite, vogue le navire Hétérographe. Le projet individuel est devenu collectif, désormais on rame en groupe sur la grande mare des canards.
Hétérographe vit en symbiose avec l’association du même nom qui n’existe que pour donner aux abonné-e-s le contrôle sur leur publication via une assemblée générale. Ils et elles sont déjà 140 à s’être abonné-e-s avant même la parution du premier numéro. La folie de Lepori est donc contagieuse. Il a même contaminé les gens de la Loterie Romande, de VoGay et de l’association Auteurs et Autrices de Suisse (AdS), qui l’ont soutenu financièrement. Pro Helvetia est en période d’incubation jusqu’au deuxième numéro, mais la maladie devrait se déclarer sous peu. Par ailleurs, la revue a sagement renoncé au financement publicitaire, par éthique mais aussi pour éviter le tangage en période de crise des annonceurs.
Définis ton profil
Reste la grande question. Existe-t-il une littérature homo ? A quoi ressemble-t-elle ? C’est le genre de questions qu’Hétérographe refuse de se poser pour éviter des catégorisations. « C’est quoi, un auteur homo ? » demande Pierre Lepori. « Un auteur qui est homo ? Un auteur qui l’assume ? Ce serait beaucoup trop limité. » Il n’est pas question de tracer des lignes de démarcation entre les homos et le reste de la littérature. Ici, on ose parler de démesure au sens le plus pur : sans mesure, sans règle. On trouve même un certain plaisir à jouer avec les limites de toutes les définitions, ce qu’illustre la publication d’un texte comme Nu intégral, de Philippe Rahmy, qui trace dans nos esprits un grand point d’interrogation sur les normes sociales de l’identité.
Une place importante est accordée aux textes de création, dont quelques bijoux comme Le conte de la chaussure d’Emma Donoghue qui par un coup de baguette magique transforme Cendrillon en lesbienne. La revue comporte aussi des entretiens, des réflexions et des lectures. Tout le monde peut y trouver son compte(-rendu) : on n’hésite pas à traiter Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, pour mieux en sourire, ou un ouvrage aussi sérieux que L’Invention de la culture hétérosexuelle de Louis-Georges Tin. Le contenu ressemble dangereusement à celui d’une revue littéraire classique. Pierre Lepori confirme : « On n’a pas peur d’être élitaire, ni de ne pas l’être. » Ouf, me voilà rassuré, je l’ai cru guéri.
Affronte la critique
Un peu intello quand même… à se demander si la revue ne risque pas de donner la fièvre aux esprits universitaires et à eux seuls. Agnese Fidecaro, enseignante en études genre à la Faculté des lettres de Genève, juge que « la réflexion théorique et artistique sur le queer et les sexualités interpelle beaucoup de monde en ce moment. Il est donc pertinent que s’ouvre un espace pour la création dans ce domaine. » Certes, mais force est de constater qu’Hétérographe se nourrit surtout de contributions d’universitaires. Pas de quoi être immunisé-e contre la revue pour autant : le propos est accessible et ouvert. Il y a même de jolies photos (énigmatiquement suggestives) pour celles et ceux qui ne peuvent pas affronter plus de dix pages de lignes, un autre type de maladie.
Et le militantisme dans tout ça ? « Notre but n’est pas d’organiser la prochaine pride » concède Guy Poitry, écrivain et membre du comité de rédaction. Cela décevra peut-être mais Hétérographe ne sera pas une revue-manifeste, ce que confirme Pierre Lepori : « On ne défend pas les droits des homos, on les tient pour acquis. » L’engagement se veut implicite comme dans toute pratique littéraire, ce que les textes choisis du premier numéro reflètent très bien. Jelena Ristic, enseignante en études genre à la Faculté des lettres de Lausanne et membre du comité de rédaction, ajoute qu’elle espère qu’Hétérographe permettra « une plus grande visibilisation des questions LGBTQI et de tout objet de la production artistique et/ou populaire visant à déconstruire l’appareil des normes comme instruments de l’oppression. » La brise du militantisme souffle donc encore dans la rédaction.
Et dure, petite revue !
Pierre Lepori et sa petite bande de fous vont sévir dans la région, durablement on l’espère, on le leur souhaite. Et vous ? Vous ne tenez plus en place ? Vous voulez en savoir davantage tout de suite ? La folie vous a gagné aussi ? C’est insoutenable ? Vous pouvez assister au lancement officiel de la revue le 25 avril au Salon du livre de Genève, où sera organisé un débat auquel participeront notamment Cynthia Kraus, traductrice de la queer-théoricienne Judith Butler, et François Cusset, historien des idées et spécialiste du queer. Et si c’est encore trop long à attendre, il y a le site www.heterographe.com pour s’abonner. Mais si vous en êtes là, alors vous n’avez pas plus d’espoir de rémission que moi.