Digitigrade

Il m’a fallu pourtant, progressivement et sans me faire violence, m’adapter. Ma démarche, presque celle d’une ballerine montée sur pointes, aux yeux des autres a longtemps paru étrange. Longtemps. Le talon ne se posait presque jamais, sauf à l’arrêt, les orteils précédant toujours la plante. Une avancée sautillante, le corps orienté vers l’avant, comme s’il me fallait échapper à la pesanteur, comme si mon corps était propulsé par quelque souffle aussi puissant qu’invisible, auquel je ne pouvais – et ne voulais – résister. Ou peut-être me souvenais-je également de ma demi-part sirène; peut-être craignais-je qu’à l’instar de ma sœur du conte d’Andersen chaque pas me fasse ressentir, puis éprouver la douleur de mille aiguilles.

Les talons de mes escarpins, comme la quille d’un navire, m’ont aidée à me stabiliser, à me redresser quelque peu, sans pour autant changer fondamentalement ma naturelle posture, me faisant acquérir alors une démarche chaloupée et singulière. Et puis la vie, le temps, l’âge ont fait leurs œuvre. La fatigue également, tout comme les accidents rencontrés, l’apprentissage de la douleur, les périples traversés, la lassitude face aux incessantes répétitions des violences du Monde aussi, parfois. Il m’en aura fallu du temps mais, peu à peu, tout en préservant ma part d’innocence et de candeur, je me suis incarnée. Le sol m’est devenu moins étranger, je vous suis devenue moins étrangère et, tout en gardant mon étrangeté intacte, de vous je me suis rapprochée, pour un peu plus vous appréhender, vous comprendre et vous aimer… et peut-être mieux vous atteindre, vous parler.

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