Je suis allé à l’école avec une future porn star
On s'était croisé ados. Trente ans plus tard, je reviens avec Bulrog sur son parcours, de twink dans la région genevoise à performer porno international.
Un jour de 2009, un souvenir un peu brumeux de mon adolescence m’est revenu sur la terrasse d’un café à New York. Parmi les clients, j’ai reconnu un ancien camarade de mon école, aux portes de Genève. Ce jeune mec discret et frêle, un peu plus âgé que moi, avait achevé une transformation physique saisissante, spectaculaire. Le twink avait pris des kilos de muscle, du poil et une épaisse barbe qui faisaient de lui un archétype de masculinité dans la faune bigarrée de Chelsea.
Je l’apprendrai plus tard, mais cet ancien camarade s’apprêtait alors à rejoindre des studios porno américains prestigieux comme Raging Stallion ou Lucas Entertainment. Le nom qu’il s’est choisi, Bulrog, est issu d’une BD d’heroic-fantasy méconnue*, qu’il a dévorée en étant ado. Bulrog y est un personnage secondaire mystérieux, musclé, poilu, vêtu d’un masque et d’un slip en cuir. Un présage donc!
Enfant du pays
Quinze ans après cette furtive rencontre nord-américaine, je reprends contact avec Bulrog à l’été 2024 pour découvrir son parcours hors du commun que j’ai pu suivre via les réseaux sociaux. L’adolescent que j’ai connu dans les années 1990 raconte qu’il a longtemps été un twink ordinaire de la vie gay genevoise: «Je sortais au Loft et au Prétexte, j’ai travaillé à l’aéroport… Donc Genève était l’épicentre de mes premières années gay.»
Puis l’ennui s’est installé. L’envie d’une vie nocturne plus riche et vibrante… mais surtout, la recherche d’expériences pour ne pas se contenter de l’ordinaire. Un départ à Paris a tout changé. «J’y suis allé pour la Gay Pride en 1998 et j’ai eu l’obsession de partir y vivre.» Le déménagement sans retour s’est fait quelques années plus tard, avec une poursuite d’études et un premier job.
Clubber toujours assumé et passionné, il côtoie des garçons aux corps sculptés dans les soirées parisiennes, ce qui l’a incité à fréquenter assidûment les fitness pour se bâtir un corps massif. «Je me trouvais un peu transparent et aujourd’hui j’ai encore du mal à réaliser que j’ai changé», confie-t-il. Un nouveau corps pour une nouvelle ville.
Le porno a été un chemin de traverse dans son parcours professionnel d’ingénieur en informatique. «J’ai la chance d’avoir un job classique à côté dans lequel j’ai très bien réussi, donc il n’y a jamais eu d’enjeux financiers.» Après une première expérience à 23 ans avec un petit label français aujourd’hui disparu, Bulrog a approché lui-même la production de Lucas Entertainment pour tenter sa chance, treize ans plus tard. Lors d’une rencontre à Paris, son look de trentenaire hyper musclé a séduit. On lui a proposé, presque sur-le-champ, un tournage. À partir de là, les choses se sont enchaînées au fur et à mesure des rencontres d’acteurs et de professionnels du métier sur les plateaux. Avec cette image constante de rudesse et d’autorité entretenue par les studios. «C’était un peu Loft Story avec ces acteurs plus jeunes, et c’est la première fois qu’on m’a appelé daddy.»
«Je partais quatre jours à Las Vegas… Forcément tout le monde trouvait ça bizarre»
Pour celui qui était alors salarié d’un grand groupe français, cette double vie procurait le grand frisson. «Je racontais à mes collègues que je partais pour Las Vegas pendant quatre jours pour l’anniversaire d’un pote, forcément tout le monde trouvait ça bizarre.» Le secret a fini par se fissurer quand certains collègues ont découvert sa facette Bulrog. «Beaucoup de monde le savait, mais personne n’en parlait. Il y a toujours eu une certaine discrétion et bienveillance à ce sujet, ça n’a jamais eu d’incidence sur ma carrière.» Quant à savoir si les supérieurs hiérarchiques étaient au courant… c’est une autre histoire.
Après quelques années, le rythme est devenu difficile à tenir. «Les studios américains sont très exigeants, il y a de la préparation, des photos…». Parti avec beaucoup d’a-priori sur les plateformes comme OnlyFans ou JustForFans, Bulrog s’est mis à y collaborer avec certains acteurs, puis à y publier ses propres contenus, avec le souhait de les monétiser, en mettant à profit sa communauté. «Au départ, je trouvais un peu gonflé de faire payer pour des scènes produites avec un iPhone», explique-t-il, mais aujourd’hui, il apprécie la spontanéité et l’authenticité qu’on ne retrouve pas dans les grandes productions. Là encore, pour maintenir l’engagement des fans et obtenir les meilleures collaborations, il faut produire en continu. Les weekends de clubbing en Europe se sont transformés en une suite de rendez-vous de tournages, puis de montage de rushes, avant de les mettre en ligne.
Des studios aux plateformes, ce changement de paradigme a été l’occasion de mettre à l’écran des pratiques plus hard, notamment le fist fucking, qui le gratouille depuis la vingtaine, et qui a une place prépondérante dans sa sexualité d’aujourd’hui comme d’hier. «Avec les grands studios, c’était un peu plus classique, sur les plateformes j’ai juste filmé les plans cul que j’aimais faire.»
Une quête insatiable
«Je me vois toujours comme le twink que j’ai été à 20 ans», résume Bulrog, qui confie n’être jamais vraiment arrivé à l’objectif physique qu’il s’était fixé. Son parcours atypique est aussi celui d’un homme en quête d’assurance et de reconnaissance vis-à-vis de lui-même de la communauté, au prix d’un travail acharné au fitness, au bureau ou en tournage. Une histoire d’autant plus familière pour moi que nous avons été tous les deux le «pédé» harcelé des mêmes établissements scolaires à trois ans d’intervalle.
Pour Bulrog, ce fut une quête de masculinité exacerbée, un corps jamais trop musclé, le besoin de plaire, le goût du challenge et de satisfaire des dizaines de milliers de followers alors qu’on a une vie professionnelle bien remplie. Malgré tous nos efforts, il nous reste toujours quelque chose à prouver. Et c’est un scénario (un peu plus kinky pour Bulrog, certes) dans lequel chacun de nous peut se reconnaître.
* La Quête de l’Oiseau du Temps, Serge Le Tendre et Loisel, Dargaud éditions