Fin de trève pour le Dancehall
Un concert annulé à Bâle, l'autre maintenu à Lausanne, l'activisme déployé contre la venue du chanteur jamaïcain Capleton, début novembre, a relancé la tension entre le mouvement LGBT et la scène reggae. Bilan.
Le mois dernier, la tension est remontée d’un cran entre les groupes LGBT et le milieu du reggae, suite au retour en Suisse de l’un des chefs de file de la musique Dancehall, Capleton. Interprète d’une vingtaine de chansons dénoncées par des organisations de défense des minorités sexuelle comme étant à caractère violemment homophobe, le chanteur jamaïcain faisait pourtant figure de repenti, puisqu’il avait signé en 2005 (après une tournée européenne sérieusement chahutée) le fameux Reggae compassionate act (RCA), un engagement à renoncer à son répertoire controversé et respecter les minorités sexuelles. L’association britannique Outrage, pionnière de la lutte contre la «murder music» avait alors salué le «respect exemplaire de la lettre et de l’esprit de l’accord.» Présenté par le management du chanteur, ce document avait permis à Capleton de réapparaître pour plusieurs concerts en 2007, notamment en Suisse romande, sans opposition notable.
Le concert prévu à Bâle le 6 novembre dernier a remis le feu aux poudres. Dès septembre, l’association LGBT bâloise HABS, soutenue par une large coalition réunissant la scène gay locale, envoie une lettre ouverte aux dirigeants de la Kaserne, demandant l’annulation du concert. La HABS y met ouvertement en question la sincérité de Capleton face au RCA: «Quel raciste, qui aurait appelé il y a quelques années au meurtre de Noirs, quel antisémite qui aurait appelé au meurtre de Juifs, pourrait se voir offrir une scène après la signature d’une feuille de papier sous le slogan One Love?» Le 4 novembre, le collectif Stop Murder Music (SMM) Berne est en mesure d’apporter des preuves solidement documentées de la violation du RCA par Capleton: une vidéo amateur tournée en Jamaïque fin décembre 2007, où l’on voit notamment le chanteur reprendre ses chansons homophobe. Prenant acte, la Kaserne de Bâle déprogramme le concert prévu le surlendemain. En Suisse romande, les associations LGBT se mobilisent elles aussi pour réclamer – en vain – l’annulation du concert de Capleton prévu dans le cadre du Festival Metropop le 8 novembre.
A Pink Cross, on se déclare satisfait: «Ce n’est pas une décision agréable à prendre, mais il est toujours plus facile de se taire», résume le secrétaire de l’Organisation suisse des gays Moël Volken. «On a montré pour la première fois en Suisse qu’il est possible d’annuler un concert à cause de l’homophobie. C’est un signal fort.» Il reconnaît toutefois que de «faire interdire des concerts, ce n’est pas une politique.»
Un «chiffon de papier»
De fait, l’annulation de Capleton met à mal le Reggae compassionate act, un document qui constituait jusqu’à présent la pierre de touche d’un compromis possible entre militants LGBT et les organisateurs de concert. Signé par d’autres artistes de premier plan comme Sizzla ou Beenie Man, il aurait été, selon le site Murder inna dancehall (1), copieusement violé par ces artistes lors de performances en Jamaïque, voire en Europe. Après avoir soutenu sa création, certaines organisations de défense des droits des LGBT n’hésitent plus à le qualifier de «chiffon de papier». Tom Locher, de SMM-Berne est plus circonspect : «Il y a encore d’énormes lacunes, par exemple la question du contrôle de son respect, l’autorité en cas de litige, les sanctions en cas de violation du contrat et leur application», reconnaît-il; «jusqu’ici, le RCA a surtout servi de feuille de vigne aux artistes et organisateurs, pour pouvoir assurer leurs tournées européennes tranquillement, puis de retour aux Caraïbes, recommencer leur incitation à la haine, voire démentir leur signature du RCA.».
Une «feuille de vigne» ? Certains organisateurs défendent plutôt la vision d’un RCA comme un compromis pragmatique à préserver. A Lausanne et à Bâle, ils s’affirment d’ailleurs parfaitement informés et sensibilisés à la controverse autour de Capleton, et prêts à organiser et soutenir des événements permettant de thématiser la question de la violence en Jamaïque. De ce point de vue, Laurence Desarzens considère l’annulation comme contre-productive. Pour la programmatrice de la Kaserne de Bâle, l’activisme LGBT nourrit un renouveau de l’homophobie dans une partie de la scène Reggae, et ne peut qu’encourager l’émergence d’une scène plus dure dans des lieux privés, sans contrôle. «Dans le public, 90% des gens que je rencontre sont remontés à bloc», affirme-t-elle, «ils disent qu’on essaie de leur imposer un style de vie. S’il y avait des gens qui cherchaient un motif de justifier l’homophobie, on l’aura servi sur un plateau.»
Même si elle n’est pas contestée, la radicalisation de la scène Dancehall n’est pas pour la HABS une raison de se montrer moins intransigeant: «Il faudrait plutôt, lors de discussions dans la communauté du Reggae, impérativement réclamer la responsabilité des musiciens visés. Nous pensons que pas mal de des fans seront accessibles à une argumentation différenciée sur les conséquences des incitations à de la haine d’un Capleton.»
Vous avez dit dialogue?
Par ailleurs, les organisateurs sont très remontés contre les méthodes employées par des partisans de l’annulation. Laurence Desarzens, qui a retrouvé sa voiture taggée d’une croix gammée, dénonce des «attaques de spam nonstop»: «Il y a eu des fausses informations à tous ceux qui nous soutiennent, livrées sans vérification.» De même, le Festival Metropop de Lausanne, où l’artiste s’est produit le 8 novembre, s’apprêterait à engager des poursuites contre les auteurs de mails jugés diffamatoires envoyés aux soutiens du festival. Contacté par 360°, Julien Rouyer, porte-parole de Metropop, n’a pas souhaité donner de détails sur le contenu de ces messages.
L’un des seuls représentants de la scène LGBT bâloise à avoir soutenu la démarche de la Kaserne, Johannes Sieber de Gaybasel.ch, affirme avoir été la cible d’attaques directes et indirectes de la part de cercles militants pour le dissuader de participer à l’organisation d’un podium de discussion à la Kaserne: «On m’a reproché de collaborer avec ‘l’ennemi’. Il existe dans la scène Reggae de nombreux intervenants qui s’impliquent activement pour un changement de la situation. Avec l’annulation, ils sont devenus moins nombreux.» De son côté, la programmatrice de la Kaserne dénonce une parodie de dialogue de la part des organisations LGBT. «A aucun moment, les personnes n’ont été intéressées à participer à un dialogue. Ils n’avaient qu’un seul objectif : l’annulation.»
Panne d’interlocuteur
Malgré cette atmosphère tendue, l’idée d’un nouveau label, qui permettrait de distinguer les artistes de Dancehall véritablement engagés contre la violence, fait son chemin. Mais avec un Reggae compassionate act discrédité et un dialogue de plus en plus crispé, comment mettre en place de nouveaux ponts entre le milieu du Reggae et les associations LGBT de manière à prévenir la programmation d’artistes incitant à la haine?
Jusqu’ici, c’est la campagne internationale Stop Murder Music, lancée au Royaume-Uni il y a une quinzaine d’années et relayée par une vingtaine d’organisations à travers le monde, dont Stop Murder Music Berne, qui était censée assurer ce lien. Or la campagne ne présente pas un front uni. Sur le web, elle se apparaît davantage comme une constellation de blogs émanant d’organisations hétéroclites, alimentés par la presse et par d’autres blogs. Ceux-ci proposent une foule de données difficiles à recouper, car souvent non datées et non signées, et des traductions non authentifiées des paroles de chansons – autant de points faibles que les organisateurs de concert n’hésitent pas à pointer du doigt. David Auerbach Chiffrin, de l’association afro-antillaise Tjenbé Rèd, membre de SMM, est conscient du problème. «Ce n’est pas un réseau très structuré, il manque de coordination, c’est d’ailleurs l’un de ses problèmes historiques, mais ce problème est en train de s’arranger.» On le souhaite, car tout le monde semble se tenir prêt à de nouveaux bras de fer – en vue à très court terme.
[1] www.soulrebels.org/dancehall
Plus d’infos stopmurdermusic.ch |www.habs.ch | www.tjenbered.fr | www.pinkcross.ch
Pas d’appel au meurtre dans les bacs à CD
«C’est un putain de pédé, alors je sors ma Kalashnikov / Je lui tire dans la tête / Il mérite pas de vivre.» Dans son nouvel album The Villain, le gangsta-rappeur américain Trick-Trick, un proche d’Eminem, ne laisse guère de place à l’interprétation métaphorique de ses lyrics. Pour la première fois en Europe, la Fédération LGBT allemande a obtenu son retrait du marché, après le dépôt d’une plainte. Côté suisse, Pink Cross a d’ores et déjà obtenu d’un grand détaillant qu’il retire le CD de son assortiment. On ne peut pas en dire autant des compilations de dancehall comprenant des chansons signalées par Stop Murder Music comme incitant à la violence. Selon le site Swissgay.ch, qui a pu s’en procurer plusieurs, celles-ci sont largement disponibles, y compris dans les grandes surfaces.
www.swissgay.ch