«Une glorification des armes du sexe et du fric…»
Au lendemain du passage en Suisse de Bounty Killer, faut-il laisser un artiste au répertoire homophobe, dénoncé en Jamaïque et ailleurs comme «murder music»? Etat des lieux avec Marc Ismail, journaliste et auteur d’un mémoire d’histoire consacré au reggae.
– Comment expliquer une telle violence à l’encontre des homosexuels en Jamaïque?
Marc Ismail – Plusieurs facteurs interviennent pour créer ce cocktail explosif. D’une part l’évolution économique et sociale, bien entendu, qui fait de cette île un naufrage de toute espérance pour une large part de ses habitants, qui n’auront de leur vie aucun travail, aucun projet et avenir et représentent donc des proies faciles pour les gangs mafieux qui imposent leur loi dans les ghettos urbains. De cela découle une violence extrême, un des taux de criminalité les plus élevés au monde (le second selon les derniers chiffres), au milieu duquel le refuge identitaire va se loger dans une «hyper sexuation» des individus. Sous ce régime très patriarcal, cela devient un hymne à la virilité toute puissante, que l’on célèbre en se vantant d’une nombreuse progéniture disséminée de droite et de gauche. Quant à la stigmatisation de l’homosexualité, elle est nourrie essentiellement par la religion (90% chrétienne et 10% rasta), avec un poids très important accordés aux textes de l’Ancien Testament, dont le Lévitique, qui suggère «l’abomination» d’un rapport entre deux hommes.
– Il n’y a donc aucune ambiguïté dans les paroles de ces chansons?
– Aucune. Le message est clair, compris de tous, et obtient l’assentiment de l’immense majorité de la population. Mais il est important de bien distinguer le reggae du dancehall, leur époque et leur contexte. Le reggae s’exprimait en anglais, très souvent par métaphores, et tentait d’éveiller par ses propos la conscience des gens sur leur asservissement à Babylone (la société capitaliste, le Vatican). Dans leur musique, les rastas pouvaient être violents au niveau rhétorique mais pas dans les actes. Le dancehall par contre, en un rap «toasté» en patois jamaïcain sur un sound system, évoque sous toutes ses formes la violence – glorifiant les armes (gros calibre si possible) le sexe («j’ai une grosse bite») et le fric. C’est vraiment aujourd’hui la musique du peuple, de son quotidien, et l’homophobie qu’il peut véhiculer est révélatrice du point de vue de la population sur le sujet. Si le dancehall n’a pas créé l’homophobie en Jamaïque, il est le premier à en avoir fait un thème de chanson.
Mais cette légitimation se retrouve à tous les échelons de l’état. En 2001, le parti de droite JLP a utilisé comme hymne de sa campagne électorale le hit de TOK *Chi Chi Man*, dont les paroles appellent clairement au meurtre de gays. La chanson était censé jeter le discrédit sur le premier ministre sortant, P.J. Patterson, qu’on n’avait plus vu au bras d’une femme depuis quelques années! Tout cela serait puéril si ça n’était pas aussi terriblement sérieux…
– Quelle est l’attitude à adopter en Europe contre ce phénomène? Manifester pour tenter d’annuler les concerts?
– Difficile de répondre. Toujours est-il qu’un artiste comme Bounty Killer tire l’essentiel de ses revenus de ses ventes et concerts aux USA et en Europe. Donc le public ici possède des leviers évidents pour faire pression. En même temps il n’a jamais autant vendu que depuis qu’on a fait du bruit autour de ses chansons homophobes, c’est là toute la perversion de notre système! Et si les gays se retrouvent seuls à manifester contre ces chanteurs, ces derniers risquent bien de se sentir confortés dans leur combat et attiser ainsi davantage leur ressentiment homophobe. Ce qui est le plus révoltant, ce sont les DJs d’ici qui s’ingénient à passer ces chansons dans les boîtes devant un parterre de jeunes qui ont le sentiment de transgresser, alors qu’ils dansent sur des propos que même Benoît XVI ne tiendrait pas, tant ils sont réactionnaires et d’un autre temps!
Les traductions anglaises des paroles de Bounty Killer et d’autres artistes de dancehall sont consultables sur le site de l’activiste britannique Peter Tatchell www.petertatchell.net rubrique «Pop Music»
Entre criminalisation et lynchage…
Selon Marc Ismail, il existe toujours en Jamaïque un «terrible sentiment de haine et de dégoût envers les homosexuels, et ceux-ci doivent vivre leur vie amoureuse dans le plus grand secret.» La loi jamaïcaine punit sévèrement cette pratique sexuelle (dix années d’emprisonnement pendant lesquelles le détenu n’a guère d’espérance de vie). Mais pire encore, généralement le voisinage ou la foule se charge, sur simple dénonciation, de faire justice elle-même, en lynchant – au sens propre du terme – les malheureux en public. Et il n’est pas rare d’y voir des policiers y assister en témoins discrets et approbatifs…