Voyageurs séropositifs: la géopolitique de l’exclusion
Un grand nombre de pays possèdent des lois discriminatoires à l’encontre des séropositifs et malades du sida, leur restreignant ou leur interdisant carrément l’accès au territoire. Certes, ces dispositions ne sont pas toujours appliquées, mais leur existence est choquante. Panorama des entraves planétaires.
En février dernier, les organisateurs des Gay Games 2006, agendés à Chicago du 15 au 22 juillet, annonçaient dans un communiqué cette «bonne nouvelle»: «Grâce à une dérogation accordée par l’administration américaine, les séropositifs non américains pourront voyager aux Etats-Unis pour participer ou assister aux Jeux.» Et les organisateurs de préciser que ces visiteurs devront remplir un «formulaire spécifique» qui leur accordera l’autorisation exceptionnelle de séjourner aux Etats-Unis du 8 au 28 juillet.
Excellente nouvelle pour ces JO gays certes, mais elle révèle surtout à celles et ceux qui l’ignorent que les Etats-Unis interdisent aux personnes touchées par le VIH/sida l’entrée sur leur territoire, que cela soit pour un séjour de longue durée ou une simple visite touristique. Tout le monde n’est pas obligé d’être honnête au moment de remplir sa demande de visa, mais mieux vaut le savoir: la découverte d’une séropositivité antérieure à l’arrivée dans le pays, que l’on soit simple touriste, étudiant ou au bénéfice d’un permis de travail, conduit à l’expulsion immédiate, en vertu des lois du pays. Des cas d’expulsion se produisent régulièrement.
Cette législation scandaleuse, une des plus restrictives au monde (avec celles d’une dizaine d’autres pays, voir notre typologie pages suivantes), a été élaborée sous l’administration Clinton. «De nombreux Etats ont conçu des lois discriminatoires à l’égard des séropositifs dans les années 80-90, à l’époque où la peur des contaminations prédominait. Par manque de connaissances, le VIH était considéré comme une maladie infectieuse quasiment contagieuse, au même titre que la tuberculose. Dans de nombreux pays, ces lois régissant les conditions d’entrée et de séjour des personnes atteintes du VIH/sida sont toujours en vigueur», explique David Haerry, membre du European AIDS Statement Treatment Group et ex-collaborateur de Sida Info Doc Suisse. Bien que cet organisme de documentation sur le sida ait dû cesser ses activités depuis 2004 à cause des coupes budgétaires fédérales, David Haerry continue d’actualiser les données relatives au droit appliqué par les Etats dans ce domaine (*).
Psychose financière
Cette enquête avait été judicieusement initiée en 2000 par l’Aide allemande contre le sida. A l’époque, elle montrait déjà que 104 pays sur 168 pays étudiés possédaient des lois spécifiquement restrictives en ce qui concerne les droits d’entrée ou de séjour de la population concernée par le VIH/sida. L’enquête a ensuite été élargie par Sida Info Doc à 192 pays, mais certains d’entre eux n’ont jamais répondu aux demandes réitérées d’information.
A l’arrivée, le constat est pour le moins édifiant, certains Etats ayant encore renforcé leurs lois. «Ces dernières années, un autre motif de durcissement législatif s’est fait sentir: la psychose de voir une population migrante envahir les services de soins des pays hôtes et devenir une charge financière», explique encore David Haerry. Un constat valable pour les pays anglo-saxons (Australie, Nouvelle-Zélande, Grande-Bretagne, Canada), mais aussi en Europe continentale, comme en Autriche, qui a durci sa loi en 2003. Les étrangers hors UE déposant une requête pour rester plus de 6 mois en Autriche doivent se soumettre à un examen de santé comprenant un dépistage VIH.
Pour rappel, la Suisse, inquiète de la forte prévalence du VIH chez les demandeurs d’asile, avait envisagé de rendre le test obligatoire pour cette population en 2003, mais la proposition avait fait scandale et fut abandonnée. Aujourd’hui, on encourage les demandeurs d’asile à faire le test, sans plus.
Une totale hypocrisie
Dans de nombreux cas, des dispositions légales d’un même pays peuvent être totalement contradictoires, l’une protégeant la sphère privée des individus, l’autre introduisant des clauses discriminatoires envers les candidats à l’immigration séropositifs. Les discriminations peuvent même l’être doublement lorsqu’elles ne ciblent qu’un certain type de migrants («les ressortissant de l’UE ne sont pas concernés par ces mesures»). C’est ce que prévoient la Belgique, la Grèce, l’Autriche et la Bavière pour qui la séropositivité ne constitue apparemment pas la même «menace» selon que l’on est ressortissant de l’UE ou non !
D’autres pays encore pratiquent des distinctions axées sur des catégories de personnes. A Singapour par exemple, les ouvriers migrants gagnant moins de 1250 dollars mensuels ont été longtemps les seuls à devoir se soumettre à un test de dépistage avant de pouvoir obtenir leur permis de travail; aujourd’hui, tout le monde l’est. Même topo en Malaisie où seuls les domestiques et les ouvriers en bâtiment (ils viennent du Bangladesh, des Philippines, du Pakistan ou d’Indonésie) doivent se plier à un test obligatoire qui doit être négatif pour espérer un permis de travail. Intéressant aussi, ces pays qui vivent quasiment de l’industrie du tourisme: Maurice, les Seychelles, plusieurs îles des Caraïbes, qui contraignent les travailleurs immigrés à se soumettre à un dépistage obligatoire, mais ils ne sont en revanche pas du tout curieux du statut sérologique des dizaines de milliers de touristes qui viennent s’amuser chaque année dans leurs clubs de vacances.
On peut se demander enfin si les tests obligatoires de dépistage ne sont pas également un bon business pour l’Etat: en Bulgarie, selon les informations fournies par le Ministère de la santé lui-même, ces tests sont obligatoires pour les candidats à un permis de séjour dépassant 30 jours (idem pour les Bulgares rentrant au pays) et ils coûtent… 600 dollars. En Autriche, le test de santé obligatoire est à la charge du demandeur de permis et il coûte 500 euros.
Même si les lois discriminatoires en vigueur dans la moitié des pays de la planète ne sont pas forcément appliquées à la lettre (peu d’expulsions rapportées pour cause de séropositivité), reconnaît David Haerry, leur existence légale reste choquante. Ainsi, les résultats de l’enquête justifieraient «un débat politique urgent », comme le soulignaient les auteurs allemands de l’étude en 2000. Mais les considérations sur les droits des personnes concernées par le VIH/sida pèsent évidemment peu au regard des autres enjeux de la lutte contre le sida. Il aura fallu que des ressortissants africains séropositifs connaissent des problèmes de visa en cherchant à participer à des conférences internationales sur le sida pour attirer une attention épisodique sur cette problématique.
(*) Plus d’infos sur www.aidsnet.ch/index.php?newlang=french (puis cliquer dans le menu sur «dispositions d’entrée»). Outre le descriptif des dispositions légales en vigueur dans 192 pays, des infos sont fournies sur l’accès aux services de soins. Tout voyageur peut contribuer activement à cette base de données en transmettant des renseignements sur les pays dont l’information reste déficiente.
INTERDIT D’ENTRER
Pays excluant de fait les séropositifs étrangers, touristes y compris 11 pays interdisent l’entrée dans le pays aux personnes séropositives: Arménie, Bruneï, Chine, Corée du Sud, Etats-Unis, Fiji, Irak, Qatar, Russie, Soudan, Thaïlande. Leurs dispositions légales stipulent noir sur blanc que les personnes séropositives ou atteintes de «maladies infectieuses» (Thailande) sont, de fait, interdites d’entrée sur leur territoire, que cela soit pour un séjour de courte durée (touristes) ou de longue durée. Seules des dérogations spéciales (visite familiale…) permettent de faire exception (Etats-Unis). Cela ne signifie pas forcément que ces pays appliquent des mesures pour vérifier la séronégativité des candidats visiteurs (sauf l’Arménie qui procède à des tests de dépistage à la frontière), mais une découverte de la séropositivité conduit non seulement à l’impossibilité d’accéder à des traitements mais à une expulsion immédiate.
LONGS SEJOURS EXCLUS
Pays excluant les séropositifs requérant un visa ou permis pour un long séjour
24 pays n’ont pas de dispositions particulières en ce qui concerne les séjours de courte durée (visite touristique), mais exigent des papiers ou appliquent leur propre test de dépistage auprès de tous les candidats à l’établissement dans le pays ou aux séjours de longue durée (permis de travail, d’étudiant ou demande de prolongation de visa). Les dispositions légales visent à s’assurer de la séronégativité des demandeurs de permis. Si la séropositivité est avérée, le refus de séjour ou l’expulsion est prononcée. En font partie: Arabie Saoudite, Australie, Bélize, Bulgarie, Canada, Chypre, Colombie, Egypte, Emirats arabes unis, Iles Vierges, Iran, Jordanie, Kazakhstan, Koweit, Libye, Moldavie, Oman, Ouzbékistan, Panama, Paraguay, Sri Lanka, Taïwan, Turkménistan, Yémen.
LONGS SEJOURS SOUS CONTRÔLE
Pays exigeant de connaître le statut sérologique en cas de long séjour
Ces 48 pays n’ont pas de dispositions particulières en ce qui concerne les séjours de courte durée (visite touristique), mais exigent des papiers ou appliquent leur propre test de dépistage auprès de tous les candidats aux séjours de longue durée (permis de travail, d’étudiant ou demande de prolongation de visa). L’objectif vise en tout cas à connaître le statut sérologique de la personne. Pour la plupart de ces pays, il n’y a pas de disposition légale stipulant que la séropositivité exclut un refus d’autorisation de séjour ou une expulsion. Mais dans les faits, il est possible que la séropositivité soit un motif de refus de permis de séjour ou d’expulsion, au bon vouloir des fonctionnaires en charge des décisions.
En font partie: Argentine, Aruba, Bahreïn, Bangladesh, Bénin, Bolivie, Centrafrique, Chili, Corée du Nord, Costa Rica, Equateur, Espagne, Géorgie, Guatemala, Honduras, Hongkong, Hongrie, Iles Marshall, Iles Salomon, Israël, Kirghizistan, Lettonie, Liban, Lituanie, Maldives, Maurice, Micronésie, Mongolie, Nouvelle-Zélande, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Philippines, Pologne, République dominicaine, Rwanda, Seychelles, Singapour, Slovaquie, Slovénie, St Kitts et Navis, St Vincent et Grenadines, Surinam, Syrie, Tadjikistan, Trinidad et Tobago, Tunisie, Turks and Caicos, Ukraine, Vietnam (annonce obligatoire à l’entrée, mais pas appliquée).
PSYCHOSE CONTEXTUELLE
Pays appliquant des restrictions ciblées sur des catégories de personnes
Ces pays appliquent ou peuvent appliquer des restrictions d’autorisation de séjour à l’intention de certaines catégories de personnes: Afrique du Sud (personnel travaillant dans les mines), Botswana (étudiants), Grande-Bretagne et Irlande du Nord (personnel médical), Montserrat (étudiants), Pakistan (réfugiés). D’autres états déjà cités dans une catégorie de pays plus restrictifs pourraient se retrouver également dans cette liste, comme la Malaisie (domestiques et ouvriers migrants), le Panama qui exige des tests pour les «femmes travaillant dans un centre de loisirs» ou encore la Corée du Sud qui a la particularité de se méfier des «artistes, musiciens et chanteurs».
LIBERTE DE MOUVEMENT
Pays n’appliquant aucune restriction
71 pays répartis sur l’ensemble des continents ne prévoient aucune législation particulière en matière de droit d’entrée et d’attribution de permis de séjour à l’attention des personnes séropositives. Albanie, Angola, Azerbaïdjan, Birmanie, Brésil, Burkina Faso, Burundi, Cambodge, Cameroun, Côte d’Ivoire, Croatie, Danemark, El Salvador, Erythrée, Estonie, Ethiopie, Finlande, France, Gabon, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée Bissau, Guyane, Haïti, Inde (depuis 2002), Indonésie, Irlande, Islande, Italie, Jamaïque, Japon, Kenya, Laos, Lesotho, Liechtenstein, Luxembourg, Macédoine, Madagascar, Malawi, Malte, Maroc, Mauritanie, Mexique, Monaco, Mozambique, Namibie, Népal, Niger, Nigéria, Norvège, Ouganda, Pays-Bas, Pérou, Portugal, République Démocratique du Congo, Roumanie, Sénégal, Suède, Suisse, Swaziland, Tanzanie, Tchéquie, Togo, Turquie, Uruguay, Vatican, Venezuela, Yougoslavie, Zambie, Zimbabwe.
DISCRIMINATION RACISTE EN BONUS
Pays appliquant des restrictions, avec discrimination en lien avec les origines
6 pays et une région appliquent des dispositions visant à connaître le statut sérologique des candidats à un séjour de longue durée ou à l’établissement, voire excluent les séropositifs avérés, mais appliquent cette politique uniquement envers certains étrangers. Trois pays membres de l’UE suivent cette politique doublement discriminatoire, la Belgique, l’Autriche et la Grèce (les ressortissants de l’UE sont exemptés de ces dispositions). Un Land allemand, la Bavière, en fait de même: le statut sérologique des candidats étrangers à l’immigration est vérifié, mais «les ressortissants de l’UE et de la Suisse sont exemptés». Trois autres pays appliquent la même politique envers certains étrangers, avec ici un refus du permis de séjour clairement énoncé dans les dispositions prévues, voire l’expulsion si la séropositivité est avérée: la Malaisie (dispositions spéciales pour les employés domestiques et ouvriers du bâtiment venant du Bangladesh, du Pakistan, d’Indonésie et des Philippines), la Bosnie-Herzégovine (Africains, Asiatiques et Latinos) et Cuba (étrangers en provenance de «zones endémiques»).
TERRITOIRES INCONNUS
Pays qui n’ont pas fourni les informations demandées
Il sont au nombre de 22: Afghanistan, Algérie, Antigua et Barbuda, Bahamas, Barbade, Cap Vert, Comores, Congo Brazzaville, Djibouti, Grenade, Guinée équatoriale, Kiribati, Libéria, Mali, Nauru, Samoa, Sao Tomé et Principe, Sierra Leone, Somalie, Sainte-Lucie, Tchad, Tuvalu.
Typologie: Cathy Macherel
Source: Sida Info Doc Suisse / Deutsche AIDS-Hilfe.
Première enquête réalisée en 2000 et depuis, mise à jour régulière des données.