Éjaculations nocturnes, terreurs humides

Aujourd'hui vues par la médecine comme un biomarqueur de la puberté, celles qu'on a longtemps appelées les «pollutions nocturnes», soit des émissions de sperme nocturnes involontaires, sont au cœur d'une longue histoire des masculinités. À Genève, une exposition revisite les peurs qu'elles ont suscitées et les techniques qu'elles ont inspirées. Elle clôt la première phase d'un projet de recherche pionnier piloté par Dre Francesca Arena, de l’Institut Éthique Histoire et Humanité (UNIGE), financé par le Fonds National Suisse et le Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités.
Dans les écoles romandes des années 1970 – où l’auteur de ces lignes a grandi – la première leçon d’éducation sexuelle donnait lieu à un avertissement aux garçons: un matin, ils se réveilleraient d’un rêve «agréable» avec le pyjama «mouillé». Et ce serait tout à fait normal. Or je n’ai aucun souvenir d’avoir vécu cette éjaculation initiatique, d’en avoir nourri une quelconque inquiétude, ni même d’avoir parlé de la chose avec mes copains.
Perdu de vue aujourd’hui (peut-être tabou?), ce phénomène a pourtant obsédé bon nombre de savants au fil de l’histoire occidentale, comme on peut le constater dans un abondant corpus médical, théologique, et plus tard littéraire ou ethnologique. Qu’on les appelle «pollutions nocturnes», «wet dreams» ou plus prosaïquement «émissions séminales nocturnes involontaires», il y a là un objet d’étude foisonnant, «poreux», touchant au sommeil, à la conscience, au genre et aux sexualités. Ce phénomène «signifie autant une virilité assumée et réussie que, à l’inverse, quelque chose qui est indigne, non viril, honteux», explique Francesca Arena, historienne de la médecine, spécialiste des questions de genre.
Rêves impurs
Aujourd’hui considéré comme un des bio-marqueurs de la puberté masculine au même titre que la pilosité ou la mue de la voix, l’éjaculation nocturne a «une dimension qui est nommée aujourd’hui physiologique, mais pendant une très longue période elle ne l’était absolument pas», rappelle la chercheuse. Jusqu’au sortir du Moyen Âge, cette manifestation est perçue comme le résultat de l’action de démons, les succubes (de forme féminine) et des incubes (leur équivalent mâle). En visitant les dormeur·euse·x·s, ces êtres provoquaient des rêves impurs.
Plus tard, les émissions de semence nocturnes sont interprétées comme une corruption, une maladie. Comment ne pas s’inquiéter de voir le sperme – substance même de la vitalité – s’échapper du corps? C’est notamment le cas au XVIIIe siècle, époque où la lutte contre la masturbation est dans tous les esprits, faisant la fortune du fameux médecin lausannois Samuel Auguste Tissot. À noter que jusqu’alors, les pollutions nocturnes sont encore largement non genrées, les pertes de «semence» féminine s’inscrivant dans le même schéma.
La grande panique du XIXe siècle
Mais c’est chez l’homme, le mâle, que s’installe plus durablement la perception d’un péril mortel. Ainsi, la grande panique de la «spermatorrhée» atteint son apogée au milieu du XIXe siècle. «Lorsque je voyais s’écouler ainsi à terre ma santé, mon bonheur, ma vie, je ne pouvais m’empêcher de répandre des larmes», peut-on lire dans le récit édifiant d’un patient recueilli par un certain Dr Lallemand, dans la France des années 1830. Les cas de ce malade occupe quinze pages où le malheureux expérimente toute une série de dispositifs de sa propre invention, à la limite de l’auto-torture, dans l’espoir de se «guérir».
Les technologies de remise au pas du corps et de l’esprit sont au cœur de l’exposition proposée du 21 au 24 octobre à Genève. On y découvre par exemple un «anneau urétral» reproduit en 3D (agrandi 10 fois). L’instrument est censé interrompre des rêves érotiques, avant l’éjaculation, en réveillant le sujet avec des pointes, dès que son pénis entre en érection. L’équipe de Francesca Arena a aussi retrouvé la trace d’une véritable alarme, où l’anneau est relié par un fil électrique, déclenchant une sonnerie. «Ça fait un peu sourire, car on imagine ces hommes de la fin du XIXe, début du XXe, qui se font réveiller sans cesse dans la nuit, alors que les érections nocturnes, c’est normal et fréquent, rappelle l’historienne. Pourtant, c’est un engouement qui dure. On a des publicités dans toute l’Europe de cette époque qui attestent de la diffusion de ces anneaux pendant un temps très long. Ça ne s’arrête sans doute qu’à la seconde moitié du XXe siècle.»
Une histoire de la masculinité
À travers cette exploration se dessine, en creux, une image mouvante de la virilité et de la masculinité, renégociées constamment autour d’enjeux de conscience et de maîtrise, comme le souligne Francesca Arena. «On peut imaginer que perdre sa semence c’est quelque chose de très vigoureux aujourd’hui, parce que ça serait la preuve que l’on éjacule, avec cette toute-puissance liée à l’éjaculation. Mais dans d’autres époques ou d’autres contextes, comme dans la médecine ayurvédique populaire, c’est l’inverse, ça peut rester une maladie. Et même en Occident: le mouvement américain (anti-masturbation, ndlr.) des NoFap revient dire qu’il faut maîtriser cette éjaculation.»
De fait, ces questions n’ont pas qu’un intérêt historique, elles sont aussi pertinentes dans un climat de renforcement préoccupant des discours masculinistes. Dans ce contexte, la chercheuse et son équipe ont l’intention de présenter prochainement l’exposition à un public plus jeune, directement confronté aux questions actuelles de déconstruction du genre, tout comme au backlash qu’il suscite. «Je pense que ce que l’on traverse en ce moment est compliqué, les jeunes sont perdus. Dès lors, c’est important d’être là, chacun dans son métier, pour déconstruire un peu la virilité et laisser entendre que l’on peut être une personne comme on le souhaite, sans cliver du côté de la masculinité et de la binarité des sexes.»
L’exposition sera dévoilée mardi 21 octobre dès 17h, avec une présentation par les chercheuses Marie Leyder et Nina Salouâ Studer, iEH2 UNIGE, suivie d’une table ronde modérée par Iris Rivoire, iEH2 UNIGE, avec: Martina Salvante (Université de Nottingham), Clair Monod (Centre Max Weber, ENS Lyon), Marion Philip (UNIGE) et Francesca Arena (UNIGE), sur le thème «La virilité en question: regards pluridisciplinaires sur le corps masculin».
Le Centre Maurice Chalumeau
Le Centre Maurice Chalumeau (CMCSS) a été créé en 2020 grâce au don philanthropique de Maurice Chalumeau (1902-1970). Ce centre académique interdisciplinaire promeut la recherche et la formation en sciences des sexualités. À partir de ses importantes collections, ainsi que des projets qu’il soutient, le CMCSS développe de manière autonome un agenda d’information scientifique, sur les plans nationaux et internationaux. Les thématiques abordées croisent les sexualités avec des sujets d’actualité tels que le numérique, le climat, la géopolitique, les arts, les migrations, l’éducation, etc. Les activités du CMCSS s’inscrivent dans trois axes qui sont les «arts et savoirs sur les sexualités», «droits sexuels» et «santé sexuelle».

