Le jeu pour faire sortir du placard les mémoires LGBTIQ+
S’il existe bien des manières d’activer les archives, le recours à des dispositifs ludiques permet de les rendre attractives et accessibles. C'est le cas en Suisse romande, notamment avec les trésors féministes et lesbiens de l'association Lestime, que l'on pourra découvrir pendant le Mois de l'histoire LGBTIQ+ de la Ville de Genève.
Être queer, c’est parfois avoir le sentiment de ne pas avoir de racines. On grandit le plus souvent dans une famille cishet qui ne saurait transmettre une histoire des vécus et des luttes LGBTIQ+. Une histoire par ailleurs souvent confidentielle, que l’on ne retrouve pas dans les manuels scolaires, ni à de rares exceptions près dans les médias. Pourtant, qu’elles émanent de fonds particuliers ou qu’elles aient été recueillies au fil des ans par des associations, les archives minoritaires existent et ne demandent qu’à être partagées au plus grand nombre.
«C’est important d’avoir des références et des modèles, de retracer notre histoire et de la visibiliser, commente Begoña Cuquejo, de Lestime. Chaque personne a accès à l’histoire d’une manière différente, et c’est formidable que des personnes sensibles aux archives puissent les transmettre à d’autres en les racontant, en dessinant, en les mettant en scène». L’association lesbienne et féministe genevoise a lancé un appel à projets pour créer une activation sensible de ses archives pour que «chaque checheur·euse·x ou artiste puisse passer du temps sur place, dans les locaux, afin de s’imprégner des différents documents disponibles pour les transmettre à un large public au sortir de la résidence».
Afin de faire vivre ces archives et les transmettre à tou·te·x·s – pas uniquement à des universitaires familier·e·x de la recherche –, de nombreuses modalités existent: visites, conférences, ateliers, expositions, fanzines, podcasts, etc. Mais le recours au jeu se dessine comme une formule plébiscitée, en ce qu’elle offre des moments agréables, en solo ou en groupe, devant son écran ou lors de moments de convivialité. Au cours des dernières années, des projets, portés notamment par Lestime, les Oies fâchées ou encore Queer Code, ont vu le jour pour sortir nos mémoires du placard et retracer la petite comme la grande histoire des luttes LGBTIQ+.
Naviguer selon son gré
Où commence le jeu? La question est ardue. Mais sans doute avec le recours à une certaine interactivité dans la présentation de l’information qui permet à l’utilisateur·ice·x de naviguer selon son gré pour mieux explorer les contenus. On peut alors ici citer la timeline des mobilisations lesbiennes à Genève réalisée par Queer Code et Lestime ou bien encore les trois cartographies de villes conçues par Queer Code et documentant respectivement les lieux qui ont marqué notre histoire militante et festive à Genève, les parcours de vie des femmes qui aimaient les femmes durant la Seconde Guerre Mondiale (dans le cadre du projet Constellations brisées, ou encore – et ça c’est l’archive en train de se faire –, les récits et les savoirs LGBTIQ+.
Plus avant dans ce que l’on pourrait appeler la «gamification des archives», on retrouve le jeu vidéo ToutEx à la Goudou Manif conçu pour célébrer les 40 ans de la première manifestation lesbienne de Suisse Romande: la Goudou Manif de mai 1982 à Genève. S’inscrivant dans l’histoire des queer games et du pixel art et ayant pour sources les archives de Lestime, il permet de s’immerger dans le vécu et les mots de celleux qui ont pris la rue pour la première fois il y a 42 ans. Dans le même genre, Queer Code a aussi participé à la conception de TraceS: Où se cache notre histoire, un jeu qui conduit l’utilisateur·ice·x à rechercher les traces et les archives de la lutte contre le sida, mener l’enquête et continuer la lutte avec les personnes et groupes rencontrés. On songe aussi à des quiz en ligne qui permettent de tester ses connaissances, par exemple sur les femmes lesbiennes, bi et trans* durant la Seconde Guerre mondiale.
Un féminisme non institutionnel et non partisan
La découverte peut enfin prendre la forme de jeux de société d’apparence traditionnelle. Ainsi, l’écrivaine, artiste et curatrice Jeanne Graff et la chercheuse en sciences de l’éducation Enora Leclerc se sont associées à l’illustratrice Louise Nelson pour concevoir le Jeu des oies fâchées aux becs pointus, un détournement du jeu de l’oie où les participant·e·x incarnent un groupe féministe qui doit collectivement battre le patriarcat. Jeanne Graff explique: «Nous avons été motivées par l’envie de raconter et de découvrir des histoires de luttes féministes qui nous inspirent. Le féminisme qui est mis en avant dans ce jeu est un féminisme non institutionnel et non partisan, un féminisme qui remet en question les structures du patriarcat et les divers rapports de domination qui le composent.»
Se basant sur des documents trouvées aux archives contestataires, au Centre Griselidis Réal, ainsi que sur le site Renversé, le jeu comporte, comme l’explique l’artiste, «une cinquantaine de cartes qui nous font découvrir des luttes féministes des années 1970 à 2022 ainsi que des façons de se débrouiller en dehors des rapports monétaires, des stratégies collectives pour faire face aux inégalités sociales».
Autre exemple de détournement de jeux de plateau traditionnel, le loto Bravo les goudoux conçu par Jeanne Graff et Cassandre Poirier-Simon, game designer, artiste et médiatrice culturelle numérique à l’issue d’une résidence à Lestime au printemps 2024. Au fil du jeu, on découvre des histoires de luttes passées et quelques pépites actuelles récoltées par les conceptrices. Ces jeux étant des pièces uniques, on y joue lors de rencontres festives, qui permettent de mêler les générations et les vécus pour encore plus de partage et de convivialité.