Existences minoritaires en quête de leur passé
Avec octobre démarre le Mois de l'histoire LGBTIQ+, une passionnante série d'événements ouverts au grand public, où la Ville de Genève célèbre les existences et cultures queer dans la cité. Petit aperçu des enjeux avec un des invité·e·x·s, le sociologue et historien français Antoine Idier.
Michel-Ange en était, Tchaïkovski aussi. Et Cary Grant et Marguerite Yourcenar!… Dans les années 1990, l’histoire LGBT telle qu’elle était partagée dans le petit milieu gay romand comme ailleurs était bien souvent cantonnée à une liste de grands noms et à quelques dates, comme celle de Stonewall. «C’était une manière de commencer», résume Antoine Idier. Le sociologue et historien, maître de conférences à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, sera l’un des invités de la table ronde inaugurale du Mois de l’histoire LGBTIQ+ du 3 octobre à Genève (lire ci-dessous). Selon lui, l’intérêt pour l’histoire du mouvement de libération homosexuel (plus tard «gay et lesbien», «LGBT» ou «queer») n’est pas récent. «C’est frappant, explique-t-il, dans les années 1960, la revue homophile française Arcadie avait publié une espèce de programme historique. L’auteur disait qu’il fallait s’intéresser à tous les pans de la vie des personnes homosexuelles dans le passé. Il y avait déjà cette idée que l’histoire de l’homosexualité, c’était une histoire des modes de vie, des lieux, des cultures et sous-cultures, de la répression et des modalités de résistance.»
Du point de vue des archives, cela implique la collecte d’un matériel extraordinairement divers, diffus. «Il y a le souci de rassembler des objets banals de la vie de tous les jours, toutes les traces que laissent les communautés», confirme le chercheur, qui a travaillé sur le riche fonds Michel Chomarat, déposé à la Bibliothèque municipale de Lyon. «On y conserve autant les livres, des lettres, que des préservatifs ou des cassettes porno. Tout ça a d’autant plus de valeur dans des communautés marquées par l’épidémie du sida. La mort de dizaines de milliers d’hommes gay a été accompagnée par un effacement, avec des familles qui détruisaient tous les objets de la vie quotidienne.»
Trous de mémoire béants
De fait, l’histoire LGBTIQ+ est pleine de journaux intimes perdus, de photos brûlées, laissant des trous de mémoire béants. On s’en rend compte par exemple en consultant les vieux guides homosexuels, des ouvrages pleins d’adresses, mais sans la moindre trace de ce qui a pu s’y passer. «Autant un écrivain ou un militant homosexuel pense à ses archives, autant un patron de boîte – qui plus est à une époque où l’homosexualité est encore réprimée – ne songe pas à laisser des traces. D’où la question de comment recueillir cette histoire. Collecter des témoignages sous forme d’histoire orale se fait beaucoup aux États-Unis, en France quasiment pas.»
«L’idée que des archives soient gérées par la communauté est longtemps apparue comme scandaleuse»
Il y a aussi la question du tri des pièces, de leur conservation, de leur catalogage et de leur mise à disposition du public. Cette démarche est entreprise à Genève par différents collectifs, comme on le verra bientôt. Mais c’est un processus lent, délicat… et qui peut nécessiter des moyens humains et financiers considérables. À Paris, contrairement à Berlin ou Amsterdam, ces crédits ont été longs à débloquer du côté des pouvoirs publics. Comme s’il y avait une méfiance envers une telle entreprise. «Jusqu’à aujourd’hui «communautariste» est une insulte dans un pays républicain et centralisé comme la France, rappelle le chercheur. Or, dans les années 1990, le mouvement gay et lesbien était traité comme tel. Aussi l’idée que des archives soient gérées par la communauté apparaissait scandaleuse. Mais les positions sont en train de changer, du moins philosophiquement ou théoriquement. On s’est rendu compte que les archives produites par les LGBT et d’autres minorités contribuaient à changer la donne.»
Mais finalement, à quoi sert tout ce corpus – sinon à la recherche universitaire? «Ça sert aux individus eux-mêmes! assure Antoine Idier. Je crois que les personnes minoritaires sont toutes plus ou moins fascinées par le passé: comment les autres vivaient avant nous, comment on n’est pas le premier·ère·x, mais on s’inscrit dans un ensemble de traditions. Ce n’est surtout pas une question réservée aux chercheur·e·x·s et aux historien·ne·x·s. Elle est destinée à tous les individus, minoritaires ou non d’ailleurs, car il faut que les dominant·e·x·s aussi prennent conscience qu’iels font partie d’une histoire de la domination. Qui se poursuit sous d’autres formes aujourd’hui.»
Des récits, des recherches et des rencontres
qui font l’histoire
Tradition solidement établie dans les pays anglo-saxons, le Mois de l’histoire LGBT est célébré à l’initiative du Service Agenda 21 – Ville durable de la Ville de Genève depuis 2019. Cette année, il s’ouvre sur une discussion sur les luttes et pratiques du souvenir, le jeudi 3 octobre dans la salle du catalogue de la vénérable Bibliothèque de Genève. Au côté d’Antoine Idier, on retrouvera Sam Bourcier, sociologue et activiste transféministe, bénévole au Centre d’archives LGBTQI+ de Paris, Clovis Maillet, artiste et historien spécialiste des questions de genre dans la culture médiévale, ainsi que l’écrivain Mathias Howald, auteur de Cousu pour toi, roman qui évoque la mémoire de l’épidémie de sida.
Les samedi 5 et mardi 8 octobre, deux visites de l’exposition Mémoires. Genève dans le monde colonial parcourront le Musée d’ethnographie. L’artiste et chercheurx Nayansaku Mufwankolo et la chercheuse Maria Ejarque exploreront les salles dans une perspective queer et décoloniale. Les thématiques abordées croiseront sans doute celles de la discussion prévue le jeudi 24 octobre à la Salle GamMAH sur le thème «Faire histoire quand on est une personne LGBTIQ+ afrodescendante». Fabrice Nguena, auteur d’AfroQueer – 25 voix engagées, sera entouré de deux artistes, auteurxs et militantxs afroqueer, Nayansaku Mufwankolo et Meloe Gennai.
Jeudi 10 octobre, Journée du coming-out, rendez-vous à l’Espace de quartier des Pâquis, dès 15h, pour une projection du documentaire Les Invisibles, de Sébastien Lifshitz, sur la génération qui a choisi de vivre son homosexualité au grand jour à une époque où cela ne se faisait pas. La séance sera suivie d’un échange avec les groupes seniors de l’Association 360. Cinéma encore le samedi 12 octobre, avec le palmarès du festival du film queer Everybody’s Perfect. Depuis l’an dernier, la Ville de Genève octroie le prix des Mémoires LGBTIQ+. Qui succédera au film britannique Blue Jean, lauréat de 2023?
Enfin les archives lesbiennes n’en finissent plus de se métamorphoser. Après avoir donné lieu à un loto, elles vont se transformer en cartes à jouer pour une nouvelle version du jeu des oies fâchées, lors d’un atelier, le dimanche 13 octobre à Lestime. Par ailleurs, une nouvelle écoute collective du podcast 1986, 800 lesbiennes à Genève est organisée au Nadir (Uni Mail) le vendredi 18 octobre. Le lendemain, une installation interactive pour (re)découvrir l’histoire des mobilisations lesbiennes à Genève sera à voir à la Bibliothèque de la Cité.
Hormis la cérémonie de clôture d’Everybody’s Perfect, l’entrée à toutes les activités est gratuite, même si certaines nécessitent une inscription. Toutes les infos et les liens sont sur la page officielle du Mois de l’histoire LGBTIQ+: geneve.ch/memoires-lgbtiq