Qu’est-ce que l’art queer et comment le reconnaître?

L’art queer n’est pas un style ni une étiquette réservée aux artistes LGBTQIA+ mais une manière de penser l’art depuis la marge, de raconter autrement, de laisser place à l’ambiguïté. Mais qu’est-ce qui rend une œuvre queer, et comment la reconnaître, au-delà des symboles ou de la vie de l’artiste?
Plus jeune, j’avais ouvert un blog cinéma LGBTIQ+: “Ciné Queer”. J’étais bien incapable de définir ce qu’était le cinéma queer, donc de savoir ce que je devais y chroniquer. C’était un fourre-tout. Peut-être à l’image de ce qu’il devait être.
“Queer est un terme subjectif, simultanément libérateur et agaçant dès qu’on tente d’en préciser les limites”, reconnaît la curatrice britannique et autrice de Petite histoire de l’art queer (éd. Flammarion, 2025) Dawn Hoskin, qui distingue deux dimensions : queer comme “altérité”, “ce qui perturbe ou contredit les attentes établies”, et comme “ce qui renvoie à des genres et sexualités divergeant des conceptions normatives”. Une œuvre devient queer non parce qu’elle parle directement d’homosexualité ou de transidentité, mais parce qu’elle déstabilise ce que l’on croit savoir du genre ou du corps.
“Je préfère aborder les œuvres sous l’angle de leur pertinence ou résonance queer”, explique-t-elle. Un déplacement du regard qui invite à lire l’art non plus selon l’identité de l’artiste, mais selon la relation que l’œuvre entretient avec la norme.
Des oeuvres codées à la représentation frontale
L’art queer a longtemps dû se cacher. Au milieu du XXᵉ siècle, des artistes comme Andy Warhol ou Jasper Johns ont développé un langage codé pour ne pas s’exposer. Warhol, avec la série Ladies and Gentlemen, rend hommage à des drag queens et femmes trans. Johns, avec Flag, détourne le drapeau américain en image du trouble identitaire. Puis arrivent Stonewall, le sida, la réappropriation du terme, et la visibilité devient une arme.
Hoskin prévient : “Les artistes travaillent dans des contextes mouvants, souvent à des époques ou dans des lieux où exprimer une identité LGBTQIA+ comporte des risques. C’est là que la recherche de résonances devient utile.”
Dans son essai Queer Wallpaper, la théoricienne Jennifer Doyle estime ainsi que c’est la présence dans des bars gays de la série Sex Parts de Warhol qui légitime sa qualification d’artiste queer, même si le marché de l’art a tenté de le gommer.
Un art intersectionnel
L’art queer ne se limite plus à la question du genre ou de la sexualité. Il explore l’identité comme un espace mouvant où se croisent classe, race ou handicap. Plutôt que de fixer des catégories, il invente de nouvelles façons de raconter et de se raconter.
Mais alors, peut-on reconnaître une œuvre queer? Hoskin répond avec prudence: “La biographie de l’artiste peut jouer un rôle, mais trop se focaliser dessus risque de réduire le genre ou la sexualité à un prisme unique. J’encourage le spectateur à s’autoriser une réponse intuitive, émotionnelle. Laissez-vous attirer par les ambiguïtés, les nuances, tout ce qui suggère des sensibilités partagées ou crée un espace où déceler des possibles queer, indépendamment de l’intention.” Le queer ne se lit pas dans le sujet, mais dans le regard.
« La queerness d’une œuvre peut être reconnue et célébrée mais aussi neutralisée… »
Certaines esthétiques y sont pourtant récurrentes : le mélange des genres (la série d’autoportraits de Warhol), le camp ou le kitsch (Pierre et Gilles) ou la mise en scène du corps (Mapplethorpe). Chez Wojnarowicz, l’érotisme devient acte de résistance ; chez Nan Goldin, la tendresse s’invite dans le chaos de la crise du VIH ; chez Félix Gonzalez-Torres, la fragilité du quotidien devient mémoire de l’amour perdu. Et comme le rappelle Hoskin, “dans les institutions, la queerness d’une œuvre peut être reconnue et célébrée mais aussi neutralisée, et le degré de subversion fluctue au fil du temps.”
Impossible, donc, de réduire l’art queer à une case. C’est une manière d’interroger et troubler la norme et de laisser advenir le multiple. Il n’offre pas de réponses mais ouvre des brèches. Si une oeuvre paraît “bizarre” mais qu’elle vous touche, elle a de fortes chances d’être queer.
